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VERA SCHWEITZER
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for literature in thejield of
physical medicine
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DE-
»
BAGNÈRES-DE-LUCHON
AUX
MONTS-MAUDITS
RECITS DE COURSES ET D'EXPERIENCES
PAR
M. EMILE BELLOC
OFFICIE* l>R 1,'lXSTKÛCTION PDBLIOL'E, CIIAHGE DE MISSIONS SCIENTIFIQUES
l'HKSIliRNT IpK LA SOCIETE CENTRALE n'AQUICULTORE
AVEC 4 F1CUKES ET i PANORAMA
PARIS
AUX BUREAUX DU CLUB ALPIN FRANÇAIS
jO, HUE 1)1 BAC. 30
1897
DE
BAGNÈRES-DE-LUCHON
AUX
MONTS-MAUDITS
DU MEME AUTEUR
Les Pigeons Voyageurs en montagne. Paris, 1880.
Les Diatomées de Luchon et des Pyrénées centrales (planche). 1887.
Le Lac d'Oô. Sondages et Dragages. Gr. in-8°, avec fig. Paris, E. Leroux, 1890.
Diatomées des lacs du Haut-Larboust iPyrènécs centrales). Paris. 1890.
Appareil de sondage à fil d'acier. Académie des sciences, 25 mai 1891.
Nouvel appareil de sondage, drague légère et filet fin. Paris, 1892.
Formes de comblement observées dans les lacs des Pyrénées. Comptes rendus
de l'Académie des Sciences, Paris, 18 juillet 1892.
Pèches au filet fin et dragages 'Reçue fie Biolut/ie). Lille, 1892.
Origine, formation, comblement des lacs des Pyrénées. Paris, 1892.
De la végétation lacustre dans les Pyrénées. Pans, 1892
La Pisciculture dans les lacs des Pyrénées. Paris, 18;i2.
Les Algues d'Algérie, de Tunis et du Maroc. Gr. in-S", ave.- figures et planches
{Reçue biologique). Lille, 1893 (en cours de publication).
Notes sur le Plankton [Le Diatomîste, n° 15). Paris, 18'J3.
Florule des Gourgs, cours d'eau et fontaines du pays toulousain. Paris, 1n 1 .i;î.
Nouvelles Etudes lacustres dans les Pyrénées franco-espagnoles ln-8", avec
ligures. Ans. française (Çongr. de Besançon, vol. II). Pans. 1893.
Les Lacs de Caillaouas, des Gourgs-Blancs et de Clarablde Gr. in-8°, avec
ligures et carte en couleur (Congr. de Besançon). Pans. 1893.
Variations de la température dans les lacs de montagne. Paris, 1894.
Flore algologique d'eau douce de l'Islande. Ass. française, Paris, 1891.
Les Lacs intra-glaciaires. Ans. française, vol. II, avec figures. Paris, 1894.
Nouvelles Explorations lacustres. Ass. française (Congr. de Caen). Paris, 1894.
Recherches orographiques et lacustres dans les Pyrénées centrales (avec
figures et carte en couleur). Ann. du Club Alpin Français, 1894.
Les Lacs du Massif de Nèouvieille (avec figures et carte). Paris, 1895.
Seuils et barrages lacustres (avec ligures et carte). Paris, 1895.
Les Laos littoraux du golfe de Gascogne. Paris, 1895.
De Lannemezan aux glaciers des Gourgs-Blancs. Paris, 1895.
Le " Sondeur E. Belloc ■• Compte rendu de l'Académie des Sciences. 5 juillet 1896.
L'Aquiculture dans le S.-O. de la France, Paris, Impr. nationale, 1896.
Les sources de la Garonne. Courses et expériences (avec ligures.. Paris, 1896.
Les Lacs de Lourdes et de la région sous-pyrénéenne (tig et plan), 1896.
De Bagnères-de-Luchon aux Monts-Maudits. Courses et expériences. Paris, 1897.
Synonymies locales et Nomenclatures régionales des poissons d'eau douce.
Paris, 1898.
Glaciers et cours d'eau souterrains de la Maladeta. Paris, Impr. nationale. I8ii8.
POUR PARAITRE PROCHAINEMENT
[Communications /mies ù la Sorbonne, Congrès îles Sociétés savantes.
Flore algologique du lac de Tibériade et des lacs de Syrie.
Orthographie et signification des Noms de lieu.
Pêche et consommation du poisson aux XVI' et XVII' siècles.
Étude de l'ancien glacier du Massif central des Pyrénéos.
Formation et comblement des Lacs littoraux du golfe de Gascogne.
DE
BAGNÈRES-DE-LUCHON
AUX
MONTS-MAUDITS
KÉCITS DE COURSES ET D'EXPERIENCES
M. EMILE BELLOC
IFFICIER DE L'INSTRUCTION PUBLIQUE, CHARGÉ DE MISSIONS SCIENTIFIQUES
PRÉSIDENT DE LA SOCIÉTÉ CENTRALE D'AQI lui l.ïl RE
AVEC i FIGURES ET I PANORAMA
PARIS
AUX BUREAUX DU CLUB ALPIN FRANÇAIS
jll, hue m iiac, 30
L897
364
DE BAGNÈUES-IJE-LUCHON
AUX MONTS-MAUDITS
I P \ ii M. É m i le Beli oc i
Lentement, lentement, sans arrêt, sans force, avec une
persistance capable de lasser la patience de l'Anglais le
plus flegmatique, la pluie ne cessa de tomber, quarante-
huit heures durant.
Pareille à la fine poussière que tamise un rayon de so-
leil, une bruine légère et subtile voltigeait dans l'air à
peine agité.
Les fines gouttelettes d'eau, menues, serrées, comme
les mailles du tissu le plus délicat, rebondissaient en lou-
chant le sol. Ces myriades de perles liquides avaient l'air
de se consumer en efforts impuissants, pour essayer de
remonter vers les espaces qui les avaient laissées échapper.
De temps en temps, quelques lambeaux fugitifs d'un
paysage vague, mirage un instant entrevu par les trous du
brouillard, apparaissaient çà et là.
La lumière assombrie, diffusée par la couche de pluie,
projetait des reflets blafards sur les objets extérieurs,
dont la silhouette indécise se laissait à peine entrevoir à
travers les vitres des fenêtres closes.
On eût dit qu'un vaste manteau de deuil enveloppait de
ses replis humides le pays tout entier.
<) COURSES ET ASCENSIONS.
Rien de plus maussade et de plus énervant que ce mo-
notone spectacle, rendu plus attristant encore par le
murmure sourd de l'eau glissant de feuille en feuille,
coulant de branche en branche, et tombant goutte à
goutte jusqu'au pied des grands arbres.
Enfin! à l'aube du troisième jour, sous la poussée vin-
lente d'un coup de vent d'Espagne, l'épais rideau de
brume se déchira soudain. Dans sa course folle, l'impé-
tueux Autan, balayant tout sur son passage, entraîna jus-
qu aux derniers flocons nuageux, désespérément accro-
chés aux cimes des forêts, aux saillies des pics chauves.
Le jour se leva radieux. La montagne, endormie et ruis-
selante encore, apparut tout à coup inondée de lumière,
Luchon, triste naguère comme une nécropole, avec le
plein soleil, reprit ses airs de fête. C'était un dimanche, le
premier de septembre. Peu à peu un murmure confus
remplit la ville, et la foule joyeuse ne tarda pas à se ré-
pandre le long des allées d'Étigny.
Au milieu d'un pêle-mêle indescriptible d'indigènes aux
vêtements sombres, de promeneurs soigneusement parés,
de lidèles se dirigeant gravement vers les lieux de prière,
de guides au gilet écarlate, de chevaux, d'ânes, de mulets
caparaçonnés à la mode espagnole, quelques baigneurs
à la figure hâve, blêmie par la souffrance, circulaient tris-
tement comme des âmes en peine, en revenant du bain.
Plaquée sur le sol, l'ombre portée des tilleuls sécu-
laires qui bordent l'incomparable avenue, marbrait de
larges taches grises, indécises et mouvantes, la foule bi-
garrée; et le soleil dardait, par places, l'épaisse feuillée
de ses rayons étincelants comme des flèches d'or.
Au seuil des riches demeures, apparurent d'abord,
frêles comme des libellules, déjeunes amazones empri-
sonnées dans des robes de drap ridiculement longues.
Leurs cavaliers, finement gantés et guêtres, irréprocha-
bles de tenue, les attendaient. Plus douillettes ou légère-
DE BAGNÉRES-DE-LUCHON AUX MONTS-MAUDITS. 7
nient corpulentes, quelques dames jeunes encore, crai-
gnant sans doute les réactions trop vives du coursier
pyrénéen, préféraient confier leur précieuse personne aux
coussins capitonnés des landaus mollement suspendus.
C'est ainsi, en tenue de gala, que ces personnages sélects
se disposaient à aller contempler les « horreurs de la na-
ture » dans les endroits réputés célèbres.
Après de longs et minutieux préparatifs, comme s'il
s'agissait d'un départ pour quelque lointain inconnu, tant
bien que mal chacun monte en selle, et bientôt les cara-
vanes se forment et se dirigent vers la montagne, accom-
pagnées d'un frémissement de grelots, et du claquement
des fouets dextrement manœuvres par les guides.
Le touriste pédestre, dur à la fatigue, médiocrement
préoccupé du confort et de l'observance des conventions
mondaines, s'isole volontiers. Vêtu de laine grossière,
coiffé d'un chapeau mou à larges bords, chaussé de gros
souliers ferrés, armé du bâton de noisetier à forte pointe
d'acier, cher aux Pyrénéens, il évite avec soin les voies
aristocratiques, où toutes les élégances et toutes les vani-
tés aiment à se montrer.
Obéissant à l'attraction mystérieuse et invincible qui
pousse l'alpiniste vers les solitudes de la haute montagne,
c'est en suivant philosophiquement la rue d'Espagne, que
je quittais Ludion, le 5 septembre 1897, pour me rendre
aux Monts-Maudits. En entreprenant ce voyage, déjà ac-
compli par moi tant de fois, j'avais un double but. D'abord
je me proposai d'escalader de nouveau certains pics, for-
mant la partie orientale du grand massif central des Pyré-
nées, afin de mieux connaître leur constitution géolo-
gique et d'étudier les traces des anciens glaciers. Ensuite
mon intention était de compléter, par une nouvelle série
d'expériences, mes recherches des années précédentes,
pour tâcher d'élucider cette question si controversée du
8 COURSES ET ASCENSIONS.
parcours souterrain des eaux qui s'engouffrent dans le
Trou du Toro.
La distance qui sépare la promenade des Quinconces du
pont de Ravi fut rapidement franchie, malgré l'état la-
mentable dans lequel le terrible cyclone du 3 juillet 1897
avait mis le chemin. Ce chemin, qui conduit au Port de
Venasque, une des trouées les plus fréquentées de la
crête frontière, dans les Pyrénées Centrales, était demeuré
fort longtemps dans un délabrement incompréhensible '.
Pompeusement décoré du nom de « route muletière »,
cette importante voie publique n'était encore, en 1851,
qu'un modeste sentier où deux cavaliers avaient grand'-
peine à passer de front. Quant aux chars de montagne,
les seuls véhicules qu'on pouvait se risquer à faire circu-
ler le long de ce chemin dangereux, ils parvenaient ra-
rement sans accidents au terme du voyage.
Vers le commencement du second Empire on forma le
projet de créer une route, par le Port de la Glère, afin de
relier plus directement la partie montagneuse du départe-
ment delà Haute-Garonne avec l'Espagne. La nouvelle voie,
qui auraitemprunté une partie de l'ancienne, devait avoir
8 mètres de largeur, entre le jardin public de Luchon et
1. Au siècle dernier, les passages de la crête frontière étaient diffi-
cilement accessibles. D'Étigny, le célèbre intendant de la Généralité
d'Auch, qui a doté les vallées inférieures et les plaines avoisinant
les Pyrénées Centrales et Occidentales d'un réseau de voies de com-
munication admirable, fit faire des études sérieuses pour faciliter
les transactions commerciales entre la France et l'Espagne. Le 8 sep-
tembre 1764, le subdélégué, M. cte Lassus, lui rendait compte, en ces
termes, de la mission d'étude dont il avait été chargé, avec le sous-
ingénieur Cathérinot : « ...Après avoir visité le Port de Fos (?) nous
nous sommes rendus à Bagnères-de-Luchon : là nous avons visité
deux Ports, l'un qu'on appelle le Portillon, qui aboutit à la vallée
d'Aran, et l'autre le grand Port qui vaà Benasque. Nous avons trouvé
ces deux Ports très aisés à ouvrir ; il y a de la terre partout, à quelques
escarpements près. M. Cathérinot a toisé toutes les parties, et il va
pouvoir avoir l'honneur de vous remettre son travail... » (Archives
Nationales, F. 14. N" 123.)
DE IJAGNÈRES-DE-LUCUO.N AUX MONTS-MAUDITS. 9
le hameau de Beauregard. Exécuté d'abord sur une faible
portion de son parcours, ce projet parait avoir été définiti-
vement abandonné vers 1864, époque à laquelle il fut sé-
rieusement question d'établir un chemin de fer interna-
tional de France en Espagne, par Saint-Béat et la vallée
d'Aran. De l.Sol à 1864, l'État consacra une somme de
6,900 francs, pour l'élargissement et l'entretien de cette
route muletière; mais l'exécution complète du nouveau
tracé ayant paru difficile et fort coûteuse, surtout dans
la région voisine de la crête frontière, le gouvernement
renonça définitivement à la réalisation de l'entreprise.
En arrivant à l'Hospice ' de France, où mes bagages
m'attendaient depuis plusieurs jours, je retrouvai mon
guide habituel, Barthélémy Courrége, fidèle au rendez-
vous. Il venait de Los Montes-Malditos, où le jour même,
avec son fils Janou, ils avaient accompagné un jeune et
vaillant alpiniste au sommet du Pic d'Aneto (3,401 met.).
Obligés de subir la loi commune avant de tenter l'as-
cension, par suite dé la tempête qui les immobilisa pen-
dant deux jours et deux nuits au milieu de celte sauvage
région, force leur fut de se réfugier à la Rencluse- de la
I. 11 ne faut pas confondre ces Hospices avec le- Hôpitaux où
l'un soigne les vieillards et les déshérités de la fortune. Ces hospices
ou maisons hospitalières sont simplement des lieux de refuge pour
les voyageurs qui fréquentent les passages difficiles et élevés des Py-
rénées. Anciennement (xi° siècle 1 , ils furent administrés parles Frères
de Saint-Jean-de-.Iérusalem chargés de secourir les personnes qui
pouvaient se trouver en perdition dans ces gorges sauvages. Au
xii" siècle, les chevaliers de Rhodes en prirent possession et. plus tard,
les Chevaliers de Malte leur succédèrent. M. P. de Casteran, dans son
étude sur les Traités de Lies et Passeries (Toulouse, 1897 a indiqué
l'emplacement d'un certain nombre de ces hospices. Actuellement,
— tout en conservant en parlie leur affectation hospitalière, — ceux
qui restent debout ne sont plus que de vulgaires auberges.
2. Rencluse signifie une dépression du sol placée à la base d'un
escarpement rocheux fortement redressé, au pied duquel les eaux se
10 COURSES ET ASCENSIONS.
Maladeta 1 où l'hospitalité se vend très cher, les ascen-
sionnistes le savent.
Pour comble de malechance, ils n'eurent même pas la
ressource de contempler la face harpagonesipie de l'hôte
habituel de ce lieu sauvage. Le légendaire Sebastiano
était absent; son fils, et une solide gaillarde, leur parente
paraît-il, le remplaçaient avec avantage.
Ce n'est pas la première fois du reste que « l'hôtelier
de la Rencluse » abandonne momentanément sa « rési-
dence d'été ■. Il y a quelques années, pendant la dernière
guerre carliste, le gouvernement français avait eu la pré-
caution d'échelonner, à proximité de la frontière, des
postes militaires pour empêcher les soldats de don Carlos
de pénétrer, armés, sur notre territoire. Durant cette
époque troublée, Sebastiano ne parut pas à la Ren-
cluse.
Un des chasseurs de Vincennes cantonnés à Ludion,
instruit de cette absence sans doute, franchit la frontière,
avec armes et bagages, et alla sans façon élire domicile
sous le célèbre abri de la Maladeta. A aucune époque, les
réunissent e! disparaissent sous terre. Celle-ci est désignée dans
les livres sous la dénomination fautive de gouffre de Turmon; tandis
qu'elle doit s'appeler gouffre, ou mieux encore abismo det Tormo. Les
Axagonais la nomment ainsi parce que le mot espagnol Tormu signifie
rocher en pointe ou rocher isolé.
1. Ce nom de Maladeta, qui n'a d'équivalent ni en espagnol, ni en
italien, ni en Ira lirais, pas plus que dans aucun des idiomes parlés
dans les Pyrénées, doit être vraisemblablement une déformation de
Maladito adjectif espagnol hors d'usage), ou de Maldito, Maldita,
participe passé, irrégulier du verbe Maldecir. On voit déjà, en 1720, la
montagne de Maladele, ainsi francisée et par conséquent déjà déna-
turée, figurée sur la carte militaire de Roussel. En 1744, le maréchal
de Noailles la transformait encore en montagne Maladet. Puis, on
écrivit Maladette, Malahitaet enfin, Maladetta. Cette dernière foTme,
qui n'es! ni française , ni castillane, est encore plus fautive que les
autres, car, comme l'a fait observer avec juste raison l'éminent géo-
logue de Madrid, M. Mallada, aucune règle, dans la grammaire espa-
gnole, ne penne! d'écrire Maladetta avec deux t.
DÉ BAGNÈRES-riE-LUCUON AUX MONTS-MAUDITS. I I
touristes n'avaient reçu si bel accueil, en arrivant à la
Hencluse. En effet, notre jeune guerrier se montrait plein
d'égards et de sollicitude pour les voyageurs. El, au mo-
ment du départ, il avait une façon particulièrement origi-
nale et persuasive de leur démontrer, carabine au poing,
que, pour les mettre à l'abri des déprédations des malfai-
teurs espagnols, leur bourse serait bien plus en sûreté
dans sa poche que dans la leur. Les opérations financières
de ce banquier d'un nouveau genre promettaient de de-
venir fructueuses, lorsqu'un lieutenant de sa compagnie
eut la malencontreuse idée de venir surprendre notre hé-
ros dans son repaire. Seul, sans arme, le courageux offi-
cier catéchisa si bien le soldat déserteur, qu'il décida cet
homme, dont la raison s'était un instant égarée, à rentrer
avec lui à Ludion.
Le 6 septembre, à la première heure, je quittai l'Hospice
de France, accompagné de Courrége et d'un jeune et vi-
goureux Espagnol, répondant au nom de Francisquét,
chargé de porter mes appareils d'expérimentation.
La route du Port de Venasque, que nous devions suivre,
est trop fréquentée pour avoir besoin d'être décrite. Ce-
pendant parmi les milliers de touristes parcourant chaque
année ces parages, il en est bien peu qui se doutent qu'à
chaque pas, à chaque détour du chemin, pour ainsi dire,
les vieux montagnards pourraient évoquer un triste sou-
venir. Si les pierres parlaient, il n'y aurait pas un rocher,
dans ce vallon sauvage, qui n'eût à raconter quelque in-
cident tragique dont il a été le témoin. Mais pour retracer
l'histoire complète des événements dramatiques et des
dévouements ignorés qui se sont accomplis dans la pe-
tite vallée du Port de Venasque, un volume ne suffirait
pas. Du reste je n'en ai pas l'intention et je me bornerai
1"2 COl'KSES ET ASCENSIONS.
simplement à signaler en passant, d'une façon concise,
quelques faits parmi les plus saillants.
En sortant de l'Hospice, on descend par un petit che-
min creux jusqu'au bord du ruisseau des Péssons ' Après
avoir franchi ce torrent sur un pont rustique, le sentier
sillonne une pelouse verdoyante où prennent naissance,
à droite, le chemin qui conduit à la Cascade du Parisien
et au Port de la Glère, el, à gauche, le sentier tracé en
zigzag à travers les schistes ardoisiers, par lequel on
peut tenter l'ascension difficile, mais dépourvue d'inti-
rêt, du Pic de la Pique, dont la pointe dénudée s'élève,
d'un seul jet, à mille mètres environ au-dessus de la
vallée.
Cinq minutes suffisent pour atteindre la Carràou et le
pont dét Péndjat-, ruiné ce dernier printemps. La passe-
relle, qui le remplace aujourd'hui, permet de traverser le
torrent du Port de Venasque. C'est à cet endroit, sur la
rive gauche, (pie fut retrouvé, l'an passé, le cadavre d'un
guide espagnol, nommé Plèli, parti de la ville de Venas-
que en compagnie de trois compatriotes. Cet événement
causa un grand émoi dans toute la contrée. Le drame eut
son dénouement a. Toulouse, où le jury de la Cour d'as-
sises, insuffisamment éclairé, acquitta les compagnons
de l'infortuné Venasquais.
A quelque distance de ce pont, désormais célèbre,
commencent les interminables lacets qui conduisent au
Port.
Par une belle journée d'été, rien n'est curieux et pit-
toresque comme les longues caravanes serpentant à la
file indienne à travers les âpres rochers de la montagne.
1. Voir.: Emile Belloc, Les sources de la Garonne. [Ann. du Chili
Alpin Fiançais, année 1S96, p. 234 et suiv.)
2. Péndjat veut dire » pendu », carràou signifie « un petit che-
min ».
DE BAGNÈRBS-DE-LUCHON ATX MONTS-MAUDITS. 13
C'est au bas de la Couma dé Béiré ' que se trouve la La-
bassa - dél Péndjat.
Du point culminant de la prairie fortement inclinée
qui, de temps immémorial, porte le nom caractéristique
du Péndjat*, le regard plane sur la vaste région pastorale
de Roumïngàou et de Campsàouré, limitée à l'Est par les
hauts reliefs du Val d'Aran.
Les lacets continuent toujours, et, une heure et demie
après avoir quilté l'hospice, on passe à côté des ruines
d'un ancien refuge", construit par les Ponts et Chaussées,
et l'on arrive au pied d'une immense muraille appelée le
Culêt . D'une échancrure naturelle, pratiquée dans cet
escarpement, une jolie chute d'eau bondit en frémissant
le long de la paroi rocheuse : c'est la cascade Courrége.
En sautant de pierre en pierre, on traverse de nouveau
le torrent. Les lacets, plus raides et plus courts, zigza-
guent péniblement contre les abruptes parois de YEscala 6 ,
1. Couma, •• coume », petit vallon dans un pli de terrain. Béiré,
« verre ». Les pentes de la « Couine île Verre » sont très déclives et
encombrées d'un énorme éboulis, c'est en somme un véritable cou-
loir d'avalanches creusé sur le liane oriental de la montagne de
Sajust. La tradition populaire a conservé le souvenir d'une épou-
vantable catastrophe qui eut lieu à cet endroit : une caravane, com-
|io^ le muletiers espagnols et d'un grand nombre de mulets char-
gés de verreries qu'ils transportaient en Aragon, y l'u( surprise et
engloutie par une avalanche de neige et de boue. De là le nom de
« Coume de Verre ».
2. Labassa, lavassa, sorte de grande pierre plate dans le genre des
» cadettes » qui servent au dallage.
3. Ce nom perpétue le souvenir très ancien d'une exécution capi-
tale un affreux malandrin, convaincu d'un abominable forfait, fut
pendu [péndjat) haut et court en ce lieu.
4. Cette maisonnette a été rasée par une avalanche en 1897.
.1. Culèt, paroi rocheuse, muraille qui barre le passage. [Voir mes
Recherches et explora/ions orographiques et lacustres. Ann. du Club
Alpin Français, p. i'JS, année 1894.]
11. Escala •< échelle ». Anciennement, l'on escaladait ce dangereux
passage à l'aide de marches grossièrement taillées dans la roche
vi vc .
14 COURSES ET ASCENSIONS.
et, non loin de la Raillo ' dét Culét, passage très redouté
au moment des avalanches, on rencontrait naguère lé Caïl-
làou dé mitai Port -. C'était un énorme bloc de rocher
qui, de tous les temps, avait été considéré comme le point
de repère divisant exactement en deux parties la distance
(7 kilomètres) qui sépare l'Hospice de France du Port de
Venasque. Il est cité dans les actes publics, et je l'ai trouve
mentionné dans un mémoire manuscrit, dressé vers 176 i,
par Cathérinot, sous-ingénieur du Roy ■'.
Privé des points d'appui naturels qui le maintenaient en
équilibre depuis plusieurs siècles, déchaussé à la base,
lors de la récente rectification du chemin, ce « caïllàou »
a lini par céder aux précipitations météorologiques, et,
depuis 1897, il git misérablement au milieu (1rs lards in-
férieurs, en attendant d'être pulvérisé parla dynamite du
cantonnier.
La montée se poursuit fatigante et monotone, jusqu'au
t'u/i ilria Pala dira Hont'' puis, après avoir de nouveau
traversé le torrent, on atteint le sommet, où se dresse
verticalement le rocher connu de tous sous le nom de
« l'homme ». Ce rocher, qui ne rappelle que très vague-
ment une silhouette humaine, il est presque inutile de le
dire, est néanmoins un repère de premier ordre. Jamais
1. Raillo, raillère nu arraillère, ravin profond, amas de gros blocs
arrachés aux montagnes, chaos.
■2. Caïllàou île mitât Port, » caillou de la moitié du Port ».
3. Toisé estimatif de la roule île Benasgue, depuis Baignères de Lu-
chon jusqu'au somet du port, parle sieur Cathérinot, sous-ingénieur
iln Roy. [Archives Nationales, F 14 , n" 123.]
i. l'iiln déni hont , « sommet de l'escarpement de la fontaine ».
Pala, mot très usité dans les Pyrénées pour désigner un endroit plat,
semblable à une pelle, ou plus généralement, la partie lisse et plus ou
moins verticale d'un escarpement rocheux. Voir les explications que
j'ai données à ce sujet, dans V Intermédiaire de l'AFAS, tome II,
n- 15, 1W97. réponse 148, pages 106 et 107. — En patois luchonnais,
le mot hont, et non pas liount, comme on l'écrit presque toujours,
d'une manière fautive, signifie « fontaine ...
HE BAGNÈRES-DE-LUCI10N AUX MONTS-MAUDITS. 13
la neige ne le cache complètement, même en plein hiver;
c'est donc un indice précieux pour le montagnard, auquel
il révèle sûrement le seul passage praticable, même pen-
dant la belle saison,
Après avoir franchi la Hourca (la fourche), on arrive
dans une toute petite vallée, dont on ne pouvait, d'en bas,
soupçonner l'existence. Ce vallon solitaire couvert de
pierres détachées de la montagne, est connu soirs le nom
de la traverse d'éras Càoudbrés (des chaudières). En effet,
il renferme plusieurs excavations, remplies de neige et
d'eau jusqu'au moment des fortes chaleurs.
C'est dans une de ces excavations que neuf chaudron-
niers aveyronnais, surpris par l'avalanche, périrent un
jour, en revenant d'exercer leur industrie en Espagne;
c'est pourquoi on le nomme" le Trou des Chaudronniers ».
C'est là encore, au milieu d'un amoncellement colossal
de blocs arrachés au Pic de la Mine (2,737 met.), que se
trouve la demeure dernière, ignorée des touristes, d'un
jeune homme, habitant de Venasque, mort de froid en cet
endroit sinistre dans les premiers jours de novembre 1897.
Et, particularité curieuse, plusieurs fois observée du reste,
le corps du malheureux garçon fut rencontré nu-pieds
étendu sur la neige qui recouvrait le sol d'un vaste tapis
glacé.
On se demande avec tristesse à quelles épouvantables
angoisses obéissent ces infortunées victimes du froid;
quelle aberration de l'esprit les pousse à jeter au loin
leurs chaussures, précisément à l'heure où elles leur se-
raient le plus utiles? Apercevant sous leurs pieds, à por-
tée de leurs yeux, le refuge sauveur prêt à les accueillir ,
sentant leurs forces décroître progressivement et se voyant
perdus, sans espoir de secours, au milieu de ces effroyables
solitudes, peut-être espèrent-ils arriver plus vite, au but
suprême de leurs efforts, en se débarrassant de ce poids
minime. Mais, hélas! il est infiniment plus probable qu'à
16 COURSES ET ASCENSIONS.
ce moment le pauvre abandonné a perdu en partie sa rai-
son, et que ce n'est là qu'une manifestation des désordres
qui commencent à troubler ses facultés mentales.
On sait du reste qu'au début, la congestion des centres
nerveux est souvent marquée par une excitation intense
qui se traduit en mouvements désordonnés. Il ne parait
donc pas téméraire de supposer que ces désespérés, sur-
pris par le froid sous l'action duquel ils vont succomber,
irrités par une sorte d'anesthésie des extrémités qui para-
lyse leurs mouvements, se débarrassent instinctivement
de leurs chaussures pour obéir à un impérieux besoin de
locomotion.
Le célèbre aliéniste Pinel a cité le cas d'un malade qui
éprouvait un indicible plaisir à se rouler tout nu dans la
neige. Esquirol, parlant de la fameuse Théroigne de Mé-
ricourt, celle que Lamarlinc appelait « la Jeanne d'Arc
impure de la place publique », raconte que pendant son
séjour à la Salpêtrière, elle ne voulut jamais conserver
aucun vêtement, et que « tous les jours, matin et soir, et
plusieurs fois par jour, en plein hiver, elle arrosait soi-
gneusement son lit, avec de l'eau froide, avant de se cou-
cher ».
S'il est vrai, comme on le dit parfois, que le génie soit
une des formes multiples de la folie, il faut citer encore
l'habitude qu'avait Chateaubriand de marcher nu-pieds
sur les dalles froides de son appartement, pour provoquer
l'inspiration, lorsqu'elle était rebelle ou trop lenteà venir.
Pendant que mon esprit se livrait à ces tristes pensées,
mon guide arrangeait de son mieux la misérable sépul-
ture de l'infortuné Venasquais. Bientôt un colossal mon-
ceau de [lierres, s'augmentanl chaque jour des débris de
la montagne, recouvrira ce modeste tombeau. En signe de
commisération et pour nous conformer à l'antique cou-
tume, nous ajoutâmes quelques cailloux au petit entasse-
ment sous lequel le pauvre enfant d'Espagne dort son
mërwmz
La crête frontière franco-espagnole.
Chemin ei Port de Venasque. — Pie de la Mine. — Port de La Picade.
DE BAGNÈRES-DE-LUCHON AUX MONTS-MAUDITS 19
dernier sommeil, et nous nous éloignâmes silencieuse-
ment.
Dès que nous eûmes dépassé la Setra dét Bént (monti-
cule du vent), nous arrivâmes à la Déseargada dét Bieill '
L'histoire de cette dénomination bizarre dont presque per-
sonne ne connaît l'étymologie est fort ancienne, puisque
le sieur Cathérinot mentionne ce nom dans son devis esti-
matif déjà cité. Voici quelle en est l'origine, restée pour
ainsi dire inconnue jusqu'à ce jour.
Autrefois, lorsque l'échanerure du Port de Venasque 2
(lig. I ) était à peu près impraticable aux bètes de somme,
le transport des marchandises et des denrées alimentaires
se faisait exclusivement à dos d'homme. Un jour, une
bande de porteurs ou de contrebandiers aragonais, ve-
nant du côté deVenasque.lit ce qu'aujourd'hui l'on appel-
lerait un record; il s'agissait de descendre du Port à
l'Hospice de France d'une seule traite. Avant d'arriver à la
serra det Bént, un ancien de la bande fut contraint de re-
prendre haleine et de déposer à terre son fardeau, trop
lourd pour ses épaules affaiblies par les ans 3 . Et c'est là,
depuis lors, la Déseargada dét Bieill, la décharge du vieux.
Le chemin muletier continue pendant un certain temps
en palier, dominant la rive gauche de quatre petits lacs
d'une limpidité merveilleuse. On les croirait remplis de
saphir liquide tant leurs eaux paraissent bleues. La plus
1. Déseargada veut dire « décharge »; bieill signifie » vieux "
2. M. Sarthe, libraire-éditeur à Ludion, propriétaire des clichés de la
Crête fontière et du pont de Vénasque, a bien voulu en autoriser la
reproduction.
3. L'authenticité de ce récit m'a été confirmée par le père deB. Cour-
rége, âgé de 85 ans, montagnard intrépide, très fier de la médaille
qui lui fut donnée par le Club Alpin Français, en 1893, lors du con-
grès de Ludion, comme récompense pour les services rendus à l'alpi-
nisme par ce vieux serviteur, durant sa longue carrière.
20 COURSES ET ASCENSIONS.
grande et en même temps la plus élevée de ces cuvettes
lacustres, qui se dé versent l'une dans l'autre, est connue sous
le nom de Boumdét capdét Port'. Bien que ce boum paraisse
très petit, vu du chemin du Port, par suite du redressement
des montagnes qui l'entourent et du manque d'échelle
comparative, sa superficie avoisinait néanmoins 12 hec-
tares, en 1894, époque à laquelle je l'ai sondé et exploré,
et sa profondeur atteignait 47 mètres, en chiffres ronds 2 .
Malgré mes recherches, très soigneusement faites à
l'aide de mon appareil de sondage à fil d'acier, et du ba-
teau que j'avais fait monter tout exprès, les indigènes ne
sont pas encore persuadés que ce lac ne communique pas
directement avec la mer, comme le veut la tradition po-
pulaire, o Ce lac n'a pas de fond, me dit un jour un mon-
tagnard, rien ne peut flotter à sa surface, tout ce qui y
tombe est immédiatement englouti pour l'éternité. Il ren-
ferme des richesses incalculables, car, jadis, il ne se pas-
sait pas de semaine qu'il n'y tombât quelque mulet chargé
d'or :J . Aucun n'a jamais reparu, et, si on le vidait, on
pourrait recueillir les immenses trésors qui s'y sont ac-
cumulés depuis la création du monde. »
J'eus beau m'ingénier pour faire comprendre à cette
âme candide que ce lac, situé à plus 2,000 met. d'altitude, ne
pouvaitavoiraucune espèce de relationdirecte avec la mer.
1. Pour la signification du mot boum (lac), voir la note explicative
île mes Recherches et explorations orographiques et lacustres... (Ann.
du Club Alpin Français, p. 458, 21' vol., 1894.)
2. Emile Belloc, Nouvelles recherches lacustres faites au Port de
Vénasque, dans le Haut-Aragon et dans la Haute Catalogne. (Assoc.
française p. l'Avancement des sciences. — Congrès de Besançon, 1893.)
Voir également les Recherches et explorations citées ci-dessus.
3. Deux choses ont pu motiver cette croyance populaire : premiè-
rement l'existence, plus ou moins certaine, d'une mine d'or dans la
région des Monts-Maudits, dont il sera question plus loin; seconde-
ment la contrebande très active qui s'est faite longtemps par le Port
de Vénasque, notamment celle qui concernait l'importation en France
des quadruples, des doublons et des onces espagnoles.
DE BAGNÈRES-IIE-LUCIION AUX MONTS-MAUDITS. 21
J'essayai vainement de démontrer qu'ayant navigué moi-
même pendant des journées entières sur ces eaux, elles
n'offraient aucun danger. Ce fut peine perdue; l'entêté
montagnard s'éloigna en hochant la tète.
Une autre légende s'attache au Boum dét cap dét Port,
très redouté des montagnards, surtout au temps passé.
Dans leur croyance naïve ils étaient fermement convain-
cus que ce lac était hanté par éras éncantadas (les fées).
C'est en tremblant, avec mille précautions et sans faire
aucun hruit, qu'ils passaient sur ses bords : malheur à
l'imprudent qui par mégarde aurait fait rouler quelque
pierre dans l'eau! Troublées dans leur repos, les ondines,
surgissant impétueusement de leur impénétrable retraite,
soulevaient des vagues énormes, et le voyageur disparais-
sait à jamais dans l'abîme insondable ! A quelques nuances
près, cette légende enfantine est la même dans tous les
pays. Un été où j'excursionnais du côté du lac des Quatre-
Cantons, je me souviens avoir entendu dire qu'il y avait à
Lucerne une ancienne loi qui interdisait sévèrement de
lancer des cailloux dans le petit lac du Pilate ', car un seul
fragment de rocher tombé dans ses eaux pouvait occasion-
ner un orage capable de ravager la Suisse tout entière.
Une autre croyance populaire, également très vivace,
veut que des animaux fantastiques habitent le boum du
Port de Venasque. Quelques individus affirment y avoir
vu des êtres monstrueux, dont le corps, semblable à celui
des poissons, était pourvu de quatre pattes et d'une tête
rappelant celle d'un jeune veau. Il se peut qu'un fond de
vérité, grossi par l'imagination et l'amour du merveilleux,
ait donné naissance à cette autre légende. Autrefois, la
gent carnassière pullulait dans certaines parties des Pyré-
nées. Les loutres en particulier, ces pirates nocturnes
dont malheureusement la race n'est pas encore complète-
1. Le lac- en question doit être probablement celui de Bùndlenalp,
aujourd'hui desséche.
"22 COURSES ET ASCENSIONS.
ment éteinte, causaient des ravages considérables dans
les lacs et dans les cours d'eau. 11 suffit qu'à travers les
lueurs crépusculaires du soir ou cellesde l'aube matinale,
quelqu'un de ces malfaisants quadrupèdes ait été aperçu
par hasard, péchant dans ces parages, pour que les mon-
tagnards, peu familiarisés avec leur forme , les aient
pris pour des animaux surnaturels. Du reste, si la pré-
sence des loutres a pu être réellement constatée en ces
lieux, il n'en faut pas davantage pour expliquer au-
jourd'hui l'absence complète de truites dans les lacs du
Port.
Après avoir dépassé la traverse des Boums, le chemin
vient buter, pour ainsi dire, contre la gigantesque mu-
raille schisteuse que surmonte le sommet de Sauvegarde
[Sobreguarda, °2,7S7 met.). Ici, l'on se croirait au bout du
monde; la vallée semble fermée comme une impasse.
A gauche, cependant, on devine, plutôt qu'on ne la voit,
une sorte de fente existant dans la crête qui relie le Pic
de Sauvegarde à celui de la Mine. Des lacets raides et
courts s'engagent brusquement dans un couloir dont les
parois sont formées de rochers à pic. Le sentier traverse
un éboulis schisteux, croulant de toutes parts, qu'il faut
péniblement escalader. Tranchée net dans le roc, la
sombre coupure que le fameux neveu de Charlemagne
aurait, dit-on, pratiquée avec sa Durandal, commence à
se montrer. Un vent glacial, s'engouffrant rageusement
dans l'étroite ouverture, semble défendre les approches
de la crête frontière. Courbés jusqu'à terre, cramponnés
aux rochers, rasant le sol pour ne pas mordre la pier-
raille, enfin, après mille efforts, nous atteignons le Port !
Le long de la route parcourue depuis l'Hospice de
France, rien ne peut faire pressentir le changement à vue
-
Coupure «lu Port de Venasque.
Versant espagnol. — Lacs et montagnes de la vallée française du Port.
DE BAGNÈRES-DE-LUCIION AUX MONTS-MAUDITS. 25
qui attend le voyageur en arrivant au Port '. Comme une
vision féerique, un immense panorama se déroule inopi-
nément devant lui. A ses pieds, un ravin, profond de
1,700 mètres, longe les noirs soubassements du massif
glacé des Monts-Maudits. La neige s'étale partout. Il en
manque, dit-on, dans les Andes et les Alpes en abusent,
selon le comte Henri Russel -' ; ici il y en a juste assez
pour donner à la montagne pyrénéenne un charme péné-
Irant que l'on chercherait vainement autre part.
La lumière éclatante d'un jour sans nuages inondait de
ses rayons le massif tout entier; tandis que, par la trouée
de Venasque, où l'Ésera serpente en long ruban d'écume
vers les plaines d 'Espagne, le ciel paraissait noir tant il
était d'un bleu profond. A droite de l'énorme écliancrure,
qui s'ouvre entre la Pique d'Albe (3,09(i met.), dernier
sommet occidental des Monts-Maudits, le Port Bieill et le
Port d'Éstaouas, on distinguait nettement les gorges gra-
nitiques de Ramoufla, montant auPerdiguero (3,220 met.) 8 ,
et les vastes champs de glace qui recouvrent par places
le massif imposant de Lardana (3,367 met.), plus connu
en France sous le nom de Posets.
1. Il y a peu do temps encore, une croix Je 1er scellée 'lin-; le rocher
limitait les deux territoires français et espagnol, cette borne-frontière
a disparu. Dans le Devis estimatif de lu roule de Benasque... dressé
par Cathérinot. il est question d'une Croix de lerre ?' [sans doute de
terre cuite'. Voici du reste le passage en question : <• Depuis la croix
de terre, limite de la France et de l'Espagne, baisser le somet du Port
d'une toise trois pieds dans le rocher, sur deux toises de largeur et
sur cinq toises de longueur, ce qui fait = 15 toises cubes... à douse
livres la toise, l'ait cent quatre-vingt livres... cy... ISO 1. »
*2. Comte Henri Russell, Souvenirs d'un montagnard. Pau. 1S88.
:i. L'origine probable île ce nom est le mot espagnol perdiz, perdrix.
11 y a en etl'et, ou plutôt il y avait naguère, au dire des indigènes,
abondance de perdrix blanches dans ces parages. En tous cas, il n'y
a aucune raison pour écrire perdighero, comme le font ton- les écri-
vains français, car la forme espagnole régulière perdiguero ne com-
porte pas d'autre prononciation que celle qu'on a voulu donner à o«
nom en y substituant Vh à l'e.
26 COURSES ET ASCENSIONS.
Vers le Sud-Est, les glaciers de la Maladeta et d'Aneto,
ruisselant sous les brûlants rayons du soleil de midi, for-
maient un décor grandiose, dont la vaste perspective
festonnait l'horizon à plus de 3,400 mètres d'altitude.
Pendant que mes regards erraient à l'aventure d'un
bout à l'autre de l'immense tableau, les souvenirs assail-
laient en foule mon esprit, et je me demandais de quelle
argile étaient pétris les hommes intrépides qui avaient eu
l'audace de choisir ces sauvages contrées comme champ
de bataille.
Il faut avoir fréquenté ces parages aux approches de
l'hiver et au moment de la fonte des neiges comme je l'ai
fait moi-même dés ma jeunesse, pour comprendre tous
les dangers qui menacent sans cesse l'être humain assez
hardi pour traverser la frontière, à cette époque de l'an-
née. Cela n'empêche pas que, durant l'interminable guerre
de succession au trône d'Espagne, si vaillamment soute-
nue par la France et l'Espagne, contre les puissances
coalisées, au début du xvnr 3 siècle, nulle part la lutte ne
fut plus ardenle que dans les Pyrénées Centrales. Si les
populations de la Vieille et de la Nouvelle-Castille don-
nèrent à nos armes un concours actif et dévoué, en com-
battant pour le triomphe de la cause de Philippe V, il en
fut tout autrement de nos voisins immédiats de Catalogne
et d'Aragon, qui, au contraire, défendirent avec acharne-
ment les prétentions de l'archiduc Charles d'Autriche.
Quelques renseignements rapides, puisés à des sources
authentiques, relatifs à ces événements peu connus, ne
sont peut-être pas ici hors de propos '
1. Je liens à adresser tous mes remerciements à M. le lieutenant
colonel L. Krelis, notre collègue de la Section de l'Isère, pour la par-
faite bonne grâce avec laquelle il m'a autorisé à consulter les docu-
ments déposés aux Archives historiques du Ministère de la Guerre,
concernant les événements militaires qui ont eu lieu dans les Pyré-
nées Centrales, au commencement du xvm" siècde.
DE liAGNÈRES-DE-LUCHON ATX MONTS-MAUDITS. 27
Pendant cette guerre — à la faveur de l'ancien traité
international de Ligas et Patzarias ou Passerias*, qui ga-
rantissait, même en temps de guerre, les échanges el
les transactions commerciales entre les populations des
hautes vallées frontalières franco-espagnoles, — l'ennemi
trouvait facilement à se ravitailler. Des espions avérés,
soi-disant marchands, mais en réalité agents de l'archiduc
d'Autriche, circulaient librement, même avec impudence,
sur notre territoire. Ces hommes, tout dévoués au pré-
tendant allemand, gênaient considérablement les opéra-
tions militaires dirigées en Catalogne parle duc d'Anjou,
Philippe II d'Orléans, roi d'Espagne, par le duc de Ber-
wick, et particulièrement celles que le duc de Vendôme
devait entreprendre un peu plus tard contre le feld-maré*
chai autrichien, Guido Ubaldo Slahrenberg et les Impé-
riaux 2 .
Pour mettre un terme à cet état de choses, le duc d'Or-
léans fit suspendre provisoirement, pendant le siège de
Tortosa, les effets du « Traité des Lies et Passeries ' ».
1. Les traités de Ligas el Passerias,.ioni le nom est presque inconnu
aujourd'hui, même dans les vallées qui en ont le plus bénéficie, sont
cites tout au long' par les anciens auteurs. C'est en 1315 — quant à
celui qui nous occupe en ce moment, — que lurent accordés, par
Bertrand comte de Comminges, les privilèges dont, deux siècles plus
tard, les délégués des vallées frontalières réglementèrent entre eux
l'usage par la convention du Plan d'Arrem 22 avril 1513 — Tout
récemment, sous le titre de Traités internationaux de Lie. et Pas-
series. \Reeite îles Pyrénées, tome IX, 1897 , M. Paul de Casteran a
résume, dans un travail d'un très haut intérêt, l'histoire de ces con-
ventions. — M. Jekn Bouhdette, l'infatigable historiographe du
Labédii et de la liigorre, a également consacré un long mémoire à
['Histoire du Tribut des Médailles payé par la vallée d'Aspe. Paris,
1893.
2. M. le baron de Lassus a donné dans la Renie de Comminges,
1893-96, une série d'articles fort remarquables concernant Les guerres
dit dix-huitième siècle sur les frontières du Comminges, du Couserans
et des Quatre Vallées.
3. D'après M. de Lassus, l'ordonnance aurait été notifiée et affi-
chée à Saint-lieat. le 20 juin 1708. Je n'ai pas su trouver cette ordon-
28 COURSES ET ASCENSIONS.
En outre, il fut décidé que l'on s'emparerait des vallées
d'Aran et de Yenasque, afin de « devenir maitres des
communications entre la France et la Catalogne, par le
centre des Pyrénées 1 ».
\près quelques rencontres heureuses, le comte d'Estaing
investit Venasque, avec un corps de troupes d'environ
3,000 hommes composé d'Espagnols et de Français. La
ville céda facilement, mais le château, fortement défendu,
résista pendant trois mois. Harcelé jour et nuit par les
Miquelets, n'ayant pu réussir à faire franchir la frontière
à une seule grosse pièce d'artillerie, à cause du mauvais
état des chemins, d'Estaing fut ohligé d'abandonner le
siège, et le 15 juin 1709 il battit en retraite.
Deux ans s'écoulèrent. Ne voulant pas rester sous le
coup d'un échec qui pouvait avoir de graves conséquences,
le duc de Vendôme résolut de prendre Venasque coûte
que coûte, afin d'enlever aux Miquelets leur quartier
général' 2 , Mais, pour s'emparer de la forteresse, il fallait
des canons et le seul passage pouvant permettre à l'artil-
lerie de franchir la frontière était le Port de Venasque.
Malheureusement, nous l'avons vu plus haut, le sentier
naine aux Archives nationales, dans la série G 7 , carton n° 396, qu'il
indique comme devant la contenir; seulement j'ai remarqué une
lettre, portant la date du 20 juin, signée Soulle Saint-Besin, dans
laquelle il est question des ordres donnés par le duc d'Orléans.
Les lettres de l'intendant Le Gendre au contrôleur général, notam-
ment celles du 11 juillet et du 4 août 1108, établissent du reste que
Le Gendre fut directement chargé de rendre cette ordonnance.
Le commerce avec les Aragonais et les Catalans, qui avait été
interrompu pour deu.r mois seulement, fut rétabli, par Le Gendre,
dans les premiers jours du mois d'août 1708. (Archives nationales,
G 7 , n° 397, Lettres de Le Gendre à Démaretz, 11 juillet et 4 aoùl,
1708.)
1. Copie d'une lettre du duc d'Orléans à l'intendant Le Gendre.
(Archives nationales, carton G 7 , n° 396.)
2. Lettre de Rozel au ministre de la guerre, 28 mars 1711. Archives
historiques du Ministère de la Guerre, V. 2:t, 28.
DE BAG.NÈRES-riE-LlCUO.N AUX MONTS-MAUDITS. 29
qui conduisait au Port était, pour ainsi dire, impraticable
aux bêtes de charge. Quoique insurmontable, du moins en
apparence, la difficulté n'était pas de nature à faire reculer
ces soldats résolus. Si les canons ne peuvent être montés
d'une seule pièce jusqu'au Port, on les mettra en morceaux
qui seront transportés sur des traîneaux et l'on passera.
Voici du reste comment s'exprime, à ce sujet, le com-
missaire d'artillerie, chargé par le duc de Vendôme d'étu-
dier le projet du nouveau siège de Venasque ' : « Le S r de
Fonteneau s'étant transporté sur les lieux, il a trouvé
les chemins très difficiles depuis Bagnéres de Luchon,
qui est au pied du port qui signifie col de montagnes des
Alpes, les chemins n'ayant pas, en plusieurs endroits,
plus d'un pied et demy sur le rocq en zigzague de trois
à quatre toises de longueur de tirage, et montagne sur
montagne fort élevées et escarpées, et des précipices de
chaque costé. »
On peut élargir ces chemins, mais M. de Funleneau
estime que mille hommes, protégés par des troupes de
soutien, travaillant pendant quinze jours, seraient à peine
suffisants pour permettre aux canons de douze de fran-
chir le Port. Pour transporter trois canons de douze
jusqu'à Venasque, par ces effroyables chemins, la dépense
ne devait pas s'élever à moins de 15,000 livres. Afin
d'éviter ces frais énormes, M. de Fonteneau propose
de prendre deux pièces de canon de douze ou de seize
dans l'arsenal de Rochefort, il les ferait a scier en sept
parties, et ensuite il disposerait toutes ces parties par une
entaille », de manière à les emboîter les unes dans les
autres, ce qui ne ferait rien perdre au canon de sa force.
« Il demande pour cela huit jours, et, afin que le canon
1. D'après une copie du projet (avril 1711) dressé par M. de Fon-
teneau, ingénieur d'artillerie chargé d'aller reconnaître les lieux,
avec un détachement de dragons à pied. (Archives nationales, G",
n" 398.)
30 COURSES ET ASCENSIONS.
ayt autant de force et de solidité, il fera mettre aux deux
extrémités du canon deux gros liens de fer qui se rappor-
teront les uns aux autres par quatre barres de fer qui
seront aux quatre costés du canon. » Il offre d'en faire
l'épreuve à Rochefort avant l'envoi; si elle ne réussit
pas, il n'en coûtera que la dépense du sciage, puisque le
métal restera toujours à la fonderie... « Le S r de Fonte-
neau fera faire des madriers montés sur des roulettes
que l'on pousse devant soy, et d'autres qui se portent
en faveur d'un arc boutant, pour couvrir les travail-
leurs... »
L'idée était hardie, elle fut approuvée par le roi d'Es-
pagne, Philippe Y, et par le duc de Vendôme; seulement
le transport de ces pièces d'artillerie, depuis Rochefort
jusqu'à Venasque, demandait au moins 23 jours. Voici,
d'après M. de Fonteneau, l'itinéraire qu'il 'fallait suivre :
lie Rochefort à Roy an. . . i jour
— Royan à Bordeaux . . . , 2 juins
— Bordeaux à Toulouse. . . . . lu —
— Toulouse à Luchon. .7 —
— Luchon à Venasque 3 —
Total. . , 23 jours.
Pour quelle raison ce séduisant projet ne fut-il pas exé-
cuté? Je l'ignore 1 , toujours est-il que le 9 août 1711,1e duc
de Vendôme, mandait — de Saragosse — à Le Gendre :
<< Nous avons pris le château d'Arens 2 , malgré lesdilicultés
1. Le comte du Rosel ou de Rose! (il signait tantôt d'une manière
tantôl de l'autre mais jamais avec un ., bien que ce soit l'ortho-
graphe officiellement adoptée) n'étant pas partisan de ce projet,
sans doute parce qu'il n'en était pas l'auteur, le fit probablement
échouer. Il écrivait, de Montauban, au Ministre, le 3 juillet 1111
(Arch. du ministère de la Guerre, V. 2,329; « Je suis toujours per-
suadé que le canon du sieur Fonteneau ne saurait réussir... »
2. D'après la Contribution à la carte des Pyrénées espanoles de
notre collègue, M. le comte de Saind-Saud, Aren est situé à 693 met.
d'altitude.
DE BAGNÈRES-DE-LUCUON AUX MONTS-MAUDITS. 31
qu'il y avait d'y faire mener du canon, j'espère que nous
n'en trouverons pas davantage pour le conduire à Venas-
que 1 ... » ; et le 23 août, dans une autre lettre, datée cette
lois de Lérida, il disait à l'Intendant général : « M. le mar-
quis d'Arpajon partira le 26 et arrivera le 30 à Arens 2
avec les troupes que je lui ay données pour cette expédi-
tion, je ne sçaurais vous dire précisément le tems qu'il
employera pour aller à Benasque, la difficulté qu'il trou-
vera à faire les chemins pour l'artillerie en décidera'. »
Pendant ses préparatifs, M. de Boissière, brigadier d'in-
fanterie chargé du commandement des milices, visitail
les frontières et établissait au débouché des principaux
passages des postes, pour arrêter toutes les marchandises
venant de France l .
« Pour garder efficacement nos frontières, disait-il,
quatre bataillons et un régiment de dragons ne sont pas
de trop... On a bien ouvert des négociations secrètes
avec le gouverneur de Venasque, dans le but d'obtenir sa
soumission à Philippe V, et la reddition de la place. Les
pourparlers prenaient une tournure favorable, et l'on
espérait gagner la partie ; mais, au plus fort de l'intrigue,
est arrivé tout à coup un lieutenant-colonel allemand,
avec des ordres de l'Archiduc. Il a fait échouer toute ten-
tative d'accommodement ... »
1. Archives nationales, G 1 , 398.
2. En réalité le détachement que commandait le marquis d'Arpa-
jon partit du camp d'Agrammont, le "20 août, il quitta Lerida le
29 du même mois (Lettre du due de Vendôme, Archives du Ministère
de la Guerre V. 2,329) et arriva en Mie de Venasque le 10 septembre.
(Lettre de lîives. datée de Venasque, le 11 septembre 1711. Arch. du
Ministère de la Guerre, V, 2,329.1
3. Archives nationales, G 7 , 398.
4. Archives du Ministère de la Guerre, V. 2.329.
5. Mémoire adressé à M. Le Gendre, 9 juillet 1711. Je n'ai pas
trouvé cette pièce aux Archives nationales, dans le carton G". 398),
comme l'indique M. de Lassus, mais j'ai découvert un document à
peu près semblable — annexé à une lettre que de Boissières écrivait
32 COURSES ET ASCENSIONS.
Le 20 août, plus rien ne passait la frontière. Le mar-
quis d'Arpajon, qui connaissait parfaitement le pays et
était « dans le train des conquestes », fut chargé, par le
duc de Vendôme, du commandement des troupes du nou-
veau siège de Venasque 1 .
M. d'Arpajon partit de Lérida le 29 août, à onze heures
du soir, avec trois mille hommes à pied, et à cheval, tant
Espagnols que Français, et tout ce que le duc de Ven-
dôme possédait de plus actif et de plus entendu comme
ofûciers d'artillerie-. Ses pauvres soldats, presque nus ou
velus comme des loqueteux, eurent à supporter, pendant
onze jours, de pénibles épreuves en traversant les mon-
tagnes et Las Escalas de Sopeira pour atteindre Venasque.
« C'est une chose incompréhensible, écrivait d'Arpajon à
Le Gendre ', comme on a pu amener du canon jusqu'icy...
Je suis arrivé cette après-dinée devant Venasque, avec
cinq mille homme de troupes Françaises et Espagnoles,
pour en faire le siège. Mes malheureux soldats sont nu-
pieds et meurent de faim. J'espère que vous me vien-
drez voir et que vous mettrez l'abondance dans mon
camp, ayant un extrême besoin de farine, d'argent et de
souliers, pour notre infanterie qui nous en demande à
toute outrance... »
De son côté, de Rozel, commandant en chef des milices
et des troupes cantonnées dans les vallées françaises,
établit son quartier général à Luchon. Afin d'assurer les
au ministre Voysin, datée de S' Gaudens, le 2 juillet 1711, — dans
les Archives historiques du Ministère de la Guerre, V, 2,329.
1. Lettre du comte de Xoailles au Ministre secrétaire d'État de la
guerre. A. F. Voisin, 23 août 1711. (Archives du Ministère de la
Guerre, V. 2,329.)
2. Lettre du duc de Vendôme à Le Gendre, datée de Lérida.
23 août 1711. (Copie.) Archives nationales, G 7 , 398.
3. Lettre de d'Arpajon à Le Gendre, datée de Venasque, 10 sep-
tembre 1711. à 10 heures du soir. Archives nationales, G 1 , 398.
DE BAGNERES-DE-LUCHON AUX MONTS-MAUDITS. 33
communications entre les Hospices de Luchon et de Ve-
nasque, où des baraquements avaient été construits pour
le logement et les approvisionnements, il fit installer des
postes sur les crêtes des Ports de Venasque, de la Picade
et de la Glère. « De nos jours, dit le baron de Lassus, les
touristes de Luchon qui vont au Port de Venasque et de
la Picade admirer les sauvages beautés de la Malade (a.
sont loin de se clouter que, sur les mêmes pentes escar-
pées où ils ne s'imaginent pas être montés sans fatigue,
il y a deux siècles des bataillons de 5 àtiOO hommes ont
campé jour et nuit, harassés par les marches et les con-
tremarches, toujours sur le qui-vive, le plus souvent
nu-pieds et les uniformes en lambeaux, supportant le
froid et la faim, attendant résignés pendant des journées
entières le morceau de pain qui n'arrivait pas... »
Le 1 i septembre un violent combat fut livré au Port de
la Picade, par l'infanterie régulière et les arquebusiers de
montagnes, commandés par le chevalier de Tessé, contre
les Miquelels espagnols qu'ils taillèrent en pièces. Les
Français installèrent leur bivouac sur les positions aban-
données par l'ennemi, depuis le Pas de l'Escalette jusqu'au
Port de Venasque.
Pendant ce temps, de Rozel, tranquillement cantonné à
Luchon, sans se douter de la terrible surprise qui lui
était réservée pour le lendemain, écrivait au ministre de
la guerre, le 15 septembre, que lasituation était excellente
et que toute la frontière était à l'abri d'un coup de main.
Après avoir été chassé des environs de Venasque par
d'Arpajon, le comte de Taff, colonel à l'armée de l'Archi-
duc, s'était réfugié au pont de Suert, situé à S70 mètres
d'altitude, dans la vallée du Rio Noguera Ribagorzana. Par-
faitement renseigné sur la position de Rosel et sachant
le petit nombre des soldats qu'il avait avec lui, il traversa
le val d'Aran à marches forcées, franchit le Portillon de
3
3i COURSES ET ASCENSIONS.
Burbe pendant la nuit du 13 au 16 septembre, et, au point
du jour, vint tomber à l'im'proviste au milieu du quartier
général de Rozel.
Accompagné d'un très fort contingent de vieilles troupes
que Stabrenberg lui avait envoyé, le colonel autrichien
n'eut pas de peine à culbuter les miliciens qui occupaient
le Portillon ainsi que les deu\ compagnies qui étaient
cantonnées dans le village de Saint-Mamét. Luchon, dé-
garni, ne pouvait résister aux envahisseurs et fut mis à
sac. Les soldats du féroce Allemand, exécutant trop bien
les ordres sanguinaires de leur chef, mirent tout à feu et
à sang. Surpris dans leur sommeil, atfolés de terreur, un
très petit nombre de Luebonnais parvinrent à se sous-
traire par la fuite au massacre général.
Réveillé en sursaut par le bruit du combat, Rozel, à
demi nu, monte à cheval, rallie ses cavaliers, et essaie de
charger; mais déjà le désastre est complet, et il ne lui
reste plus qu'à battre en retraite 1 .
Lorsque les Impériaux eurent tout détruit par le fer el
le feu; lorsque la ville de Luchon — el les six villages
qui l'environnaient — ne forma plus qu'un monceau de
ruines, que tous les approvisionnements de l'armée eurent
été saccagés, les soudards de l'archiduc d'Autriche s'em-
pressèrent de repasser la frontière en poussant devant
eux un énorme butin.
En même temps que ces horribles scènes de pillage el
de tueries s'accomplissaient dans la vallée de Luchon, avec
1. L'Intendant Le Gendre, qui donnait ces détails dans une lettre
rulressée au Contrôleur général Desmaretz. le 16 septembre 1711 (Ar-
chives nationales. G 7 , 398), ajoutait : « C'est un miracle que je ne me
suis pas trouué à Bagnères, où il m'en auroit coûté fort cher, ayant
auuec moy tout mon équipage et ma vaisselle d'argent, mais comme
j'auois preueu l'orage, je m'estois retiré à Montrejeau, où M. de
Rosel m'est venu joindre auec ses troupes en bon ordre... »
DE BAGMÈRES-DE-LUCHON AUX MONTS-MAUDITS. 35
une rapidité foudroyante, Venasque, « un des meilleurs
châteaux de l'Europe, qui avait toujours passé pour im-
prenable 1 », tombait entre les mains de nos vaillants sol-
dats ï .
Les limites imposées au présent article m'obligent à
passer sous silence un certain nombre d'autres événe-
ments militaires, accomplis dans la région, depuis la fin
de cette guerre... Mais il en est un, beaucoup plus récent,
que je tiens à raconter, car je le crois inédit.
A la suite d'un pronunciamiento, il y a une trentaine
d'années, les républicains, commandés par le général Con-
treras 3 , si je ne me trompe, furent refoulés par les régu-
liers espagnols, vers la haute vallée de Venasque et acculés
à la Pena Blanca. Une vive fusillade, qui dura toute la
journée, les obligea à passer la frontière pour aller cher-
cher leur salut en France. Arrivés au Port de Venasque,
un aide de camp du général, dont la carabine était restée
chargée, s'obstina à revenir sur ses pas pour abattre en-
core un frère ennemi. Malheureusement pour lui il 'fut
aperçu, et, avant qu'il eût le temps de presser la détente,
une balle retendait raide mort. Le corps de l'officier fut
rapidement enlevé, mis dans un sac, solidement attaché
sur un mulet et transporté ainsi à Luchon. L'enterrement
eut lieu le lendemain et notre aimable et très distingué
collègue, M. le D r Ferras, qui m'a confirmé ce récit, se
rappelle avoir vu le général « ganté de blanc, la mous-
tache mouillée de vraies larmes », suivre, d'un air désolé,
le triste cortège de son fidèle ami.
I. Journal de Dangeau, 22 février 1711, t. XIII, p. 349.
ï. Lettre de Legendre au ministre Voysin. (Archives du Ministère
de la Guerre, V. 2. 323.) La copie de cette lettre, envoyée à Desma-
retz, se trouve également aux Archives nationales. (Carton G. 7. 39S.)
3. C'est le même général qui, je crois, révolté à Carthagène, plus
tard, se réfugia en Algérie.
36 COURSES ET ASCENSIONS.
Tout en évoquant ces souvenirs, du haut île la Pena
Blanca, où l'officier de Contreras était tombé, j'avais dé-
taché Courrége en éclaireur. La prudence et non la crainte
me dictait cette conduite. Voic-i pourquoi.
La guerre civile, habilement encouragée par les en-
nemis du dehors, dans un but malheureusement trop
facile à deviner, battait alors son plein à Cuba et
aux Philippines. Afin d'arrêter au passage les jeunes
conscrits dont le patriotisme aurait pu faiblir un instant,
au moment ou la lîère et courageuse nation espagnole
avait besoin du dévouement de tous ses enfants, le gou-
vernement espagnol avait établi un cordon de troupes
ayant pour mission d'exercer une active surveillance tout
le long de la frontière. Mon porteur Francisquét, avec
son costume aragonais, sa mine décidée, ses jambes ner-
veuses et le sac lourd et rebondi attaché sur ses robustes
épaules, ressemblait tellement à un contrabandista, qu'il
pouvait facilement nous créer des ennuis. Quoiqu'il n'y
eût rien de particulièrement extraordinaire dans notre
sac* je craignais néanmoins que les instruments de tra-
vail, les boites contenant la matière colorante et les nom-
breux flotteurs, ornés de couleurs éclatantes, qu'il ren-
fermait, comme on le verra tout à l'heure, n'éveillassent
la curiosité ou la méfiance des représentants de la force
publique, auxquels il eût été peut-être difficile de faire
comprendre le but exclusivement scientifique que je pour-
suivais. Dans tous les cas, parlementer, c'était perdre du
temps; voilà pourquoi je n'avais nulle envie d'étaler le
contenu de ce sac sous des regards profanes.
L'absence de Courrége fut de courte durée. Regardant
du côté où il remontait, j'aperçus d'abord son béret, puis
sa tète ; puis enfin le reste du corps. Les deux mains dans
ses poches et les lèvres serrées, il répondit par un fronce-
ment de sourcil et un geste significatif, à la question que
je lui adressai des yeux. Néanmoins, j'allais l'interroger
DE BAGNÈRES-DE-LUCUO\ AUX MONTS-MAUDITS. 37
lorgque je vis tout à coup surgir, derrière lui, les fu-
sils des soldats. Je ne pus m'empècher de jeter un re-
gard mélancolique du côlé du Port où Francisquét atten-
dait.
Les salutations d'usage ayant été échangées, j'appris
bientôt que ces braves gens n'avaient aucun mauvais
dessein à notre égard. Ce n'est pas dans le but de nous
chercher querelle ou de nous interdire le passage de la
frontière qu'ils se dirigeaient de notre côté; ils allaient
simplement accompagner un de leurs camarades, ancien
artilleur, jusqu'au Port, pour lui montrer la France, qu'il
n'avait jamais vue. — « La France, m'écriai-je , mais
vous ne verrez rien? A quelques centaines de mètres
vis-à-vis du Port, se dressent la Montagnette et les crêtes
de Baliran qui interceptent la vue; vous perdrez votre
temps. El senor Cabelludo, leur dis-je, doit encore avoir
du vin de Cariùana, descendez avec nous, nous en dé-
boucherons quelque bonne bouteille, cela vaudra bien
mieux. »
L'offre était alléchante, il faut en convenir, car il faisait
très chaud; cependant celui qui n voulait voir la France »,
tenait à son projet.
« Eh bien, puisque tu veux absolument contempler ce
beau pays, lui dit Courrége d'un air convaincu, grimpe
par ce chemin jusqu'au sommet du Pic de Sauvegarde ; de
là, tu apercevras un horizon sans limites. D'un seul coup
d'œil tu pourras contempler la France tout entière, si tu
as bonne vue. A tes pieds tu verras Luchon, les allées
d'Étigny, le Casino comme si tu y étais, et si le bruit du
canon n'a pas trop affaibli tes oreilles, il peut se faire
même que tu entendes la musique. »
Sans mot dire, notre homme se dirigea incontinent vers
le sommet du Pic; nous descendîmes à la cantine de Ca-
belludo, avec le restant de la troupe et Francisquét passa
sans encombre.
38 COURSES ET ASCENSIONS.
La halte fut de courte durée. Déjà quelques nuages
sombres rayaient l'horizon; il fallait se hâter. C'est par la
Coustèra, en suivant les innombrables sentiers de moutons
qui zèbrent, à flanc de coteau, les calcaires dolomitiques
de la Pefia Blanca, que nous descendîmes, en moins d'une
demi-heure, jusqu'au fond du ravin où brille comme une
nappe de lapis le petit lac inférieur de Villamuerta. S'il
est vrai que tous les chemins mènent à Rome, tous les
sentiers de la Coustèra ne conduisent pas au Trou du
Toro ; et il est très facile de s'égarer au milieu de ce dé-
dale de traces souvent à peine indiquées. Le chemin le
plus direct pour aller de la Pena Blanca au Plan Aygual-
lud, est incontestablement celui qui passe au déversoir
du lac supérieur de Villamuerta; néanmoins, je préférai
le sentier d'en bas afin de pouvoir examiner de nouveau,
en passant, le couloir creusé dans la roche vive, entre la
Maladeta et laTusse de Bargas, parlancien torrent, lorsque
celui-ci coulait à ciel ouvert l .
C'est en longeant le sommet de la paroi verticale qui
borde la rive gauche de ce couloir, que nous atteignîmes
bientôt le Plan Ayguallud et le Trou du Toro, point ter-
minus de notre course de ce jour.
Pendant que mes hommes installaient le bivouac; dans
la misérable hutte (la cabane des Cochons) qui devait me
servir de quartier général, je me dirigeai sans retard vers
le Trou du Toro, pour recommencer, sous une autre
forme, et avec d'autres moyens, les expériences de l'an
passé 2 .
J'ai déjà dit, dans mon article sur : les sources de la Ga-
ronne (1896), que le gouffre au fond duquel les eaux de ki
Maladeta, d'Aneto, des Salenques, etc., viennent se réunir
pour disparaître sous terre, était inconnu des indigènes,
1. Emile Belloc. Les sources île la Garonne (Ann. du Club Alpin
Français), y. 263 et 266, ann. 1896.
2. Loc. cil., p. 2:J4 et suivantes, ann. 1896.
DE BAf;NÈRES-DE-LUCUON AUX MONTS-MAUDITS.
39
sous le nom de Trou du Toro'. Les Aragonaisl'appellentlou-
jours Agujero del plan Ayguallud, c'est-à-dire « trou du Plan
liante région do l'Kscra vue d'ensemble); Plan Ayguallud;
Trou du Toro; Los Barrancos, etc.
dessin do M. Schradei*, d'après une photographie de M. Emile Belloc.
Ayguallud», ce qui a l'avantage de signifier quelque chose.
1. En Catalogne et en Aragon, l'on rencontre fréquemment le nom
de Toro, et aussi relui de Tor, appliqué à îles gouffres, à des culs
difficiles, à des lacs et même à de certaines gorges de montagnes.
Comme celui de beaucoup d'autres, le sens et l'orthographe de cette
expression toponymique paraissent avoir été dénaturés. En effet, les
taureaux parcourent trop rarement, pour ne pas dire jamais, les
nombreuses régions pyrénéennes qui portent le nom de Toro ou de
Tor forme catalane pour que ces noms se rattachent, de près ou
de loin, à ces animaux. Aussi suis-je persuadé que. dans la plupart
des cas, le mut toro est simplement une déformation de l'adjectif
espagnol torvo qui signifie épouvantable à voir, horrible, terrible.
40 COURSES ET ASCENSIONS.
D'où vient donc que les géographes et les écrivains aient
admis cette expression bizarre Trou du Toro, au lieu
d'adopter l'appellation locale inliniment plus rationnelle
de Trou du Plan Ayguallud? Il doit en être de même pour
cette expression toponymique comme pour beaucoup
d'autres. Les premiers voyageurs qui ont décrit les Pyré-
nées étant presque tous des étrangers, entendaient fort
mal le langage des indigènes. Incapables de saisir les
explications fournies par leurs guides, qui, la plupart, ne
comprenaient pas un seul mot de français, ces explora-
leurs ont dû se trouver très embarrassés pour transcrire
des noms dont le sens et la valeur leur échappait com-
plètement. De là les expressions hybrides : Trou du Toro,
Nèouvieille, Piquette d'Oncet, etc., ou des noms étranges,
n'ayant de signification ni d'équivalent dans aucun idiome
pyrénéen, pas plus en France qu'en Espagne, tel que celui
de Malade ta'.
Quoi qu'il en soit, en attendant une explication meil-
leure, l'anecdote historique suivante pourra peut-être
fournir quelques éclaircissements sur l'origine probable
de ce nom de Trou du Toro donné au gouffre du Plan
Ayguallud.
Il existe, aux environs des Monts-Maudits, une profonde
et mystérieuse excavation, connue de tous les monta-
gnards, tout au moins de nom, qui s'appelle Agujero de
Toro, c'est le véritable trou, le seul gouffre authentique
portant le nom de Toro; seulement il est situé plus loin
vers le Sud-Est, derrière la Forcanada, à deux heures et
demie de marche du Plan Ayguallud.
Ce gouffre, souvent désigné sous le nom caractéristique
d' Agujero del Oro, « trou de l'Or -, est sans doute moins
heureux que « les peuples qui n'ont pas d'histoire », car
celui-ci en a une, et cette histoire est même assez cu-
I. Voir l . t note page 10.
DE IIAONÉRES-DE-LICUON AIX MONTS-MAUDITS. 41
rieuse, bien que nul n'ait encore songé à la faire con-
naître.
La croyance populaire prétend que cet abîme, qui s'offre
au regard sous la forme d'un puits très profond, renferme
une mine d'or. On dit que le précieux métal, recueilli
anciennement par les orpailleurs dans les alluvions de la
Garonne, non loin delà Broquère ', n'avait pas d'autre ori-
gine 2 . On affirme également que la famille Pontaron, une
des plus anciennes de Venasque, devait sa brillante for-
tune à la découverte fortuite de celte mine d'or, et on
ajoute même que les beureux possesseurs de ce nouveau
Pactole l'exploitaient clandestinement, ne voyageant que
la nuit, afin de ne pas divulguer leur secret. C'est au Port
de Venasque, passage autrefois redouté, que l'on faisait
franchir la frontière au minerai. De là il était directement
transporté à Toulouse, puis vendu à la Monnaie, et finale-
ment transformé en lingots.
J'ai déjà dit, au commencement de cet article, combien
était invétérée la croyance que le Boum dét Cap del Port
\. L'exploitation de ces sables aurifères durait emure au début de
notre siècle (1814-181S). D'après le baron Dietrich [Description des
ailes de minerai... îles Pyrénées, tome 1, 1786), les orpailleurs de
l'Ariège et de la Garonne pouvaient récolter jusqu'à 200 marcs à 22
de fin par campagne, que la Monnaie de Toulouse leur achetait à rai-
son de 22 livres l'once de paillettes.
Si le lavage esl abandonné aujourd'hui, disait l'ingénieur J. Fran-
çois Annules des mines, t. XVIII, avril 1840), il ne faut pas attribuer
cet abandon à l'appauvrissement des alluvions, mais h l'exiguïté du
bénéfice, par suite de l'augmentation du prix de la main-d'œuvre.
Dans un travail très documenté sur Les mines d'or de la France.
Paris. ISIlli, p. 61, M. F. Castelnau, ingénieur des mines, dit qui'
» les archives du département des Pyrénées contiennent des docu-
ments remontant au xn" siècle ou il est question de concessions
relatives à la recherche île l'or, notamment celles délivrées sous les
rois d'Aragon ».
2. Au sujet de cette prétendue origine, je dois faire les plus expresses
réserves, les eaux de l'Agttjero île Tara devant se déverser, selon
toute apparence, dans le bassin del rio Noguera Ribagorzana et non
pas dans celui de la Garonne.
■42 COURSES ET ASCENSIONS.
renfermait des trésors incalculables. Ce deuxième récit
me semble expliquer suffisamment l'origine de la légende
des monceaux d'or tombés accidentellement, et enlouis
par las Encantadas dans les profondeurs du lac du bout
du Port.
Malgré les convoitises qu'excitait le gouffre fascinateur
de la Forcanada, personne n'osait y pénétrer, tant était
grande la terreur superstitieuse qu'inspirait cette excava-
tion mystérieuse, dontl'entrée, disait-on, était défendue par
une puissance surnaturelle. Cependant, vers 1813, quatre
Luchonnais intrépides résolurent de tenter l'aventure.
L'histoire populaire locale nous ayant transmis les noms
de ces courageux citoyens, je m empresse de les livrer à
la postérité. C'étaient : Guillaume Marquizeau, doucheur
a l'établissement thermal, grand amateur de mines, Fran-
çois Tajan, ancien soldat d'infanterie légère, qui avait pris
part à la prise de Constantine, Nato et Argarol '.
Arrivés devant le puits de la Forcanada-, ils décidèrent
que Marquizeau descendrait le premier, à l'aide d'une corde
qu'ils avaient emportée J . Marquizeau, fortement cram-
ponné ;i la corde que tenaient solidement ses robustes
compagnons, descendit bravement dans l'abîme. Tout alla
bien d'abord, mais à un certain moment, fatigué sans
1. Selon toutes probabilités, ces deux derniers devaient être le
célèbre chasseur d'isards Pierre Itedonnet dit Nato, et Juan Surs dit
Argarot, guide renommé de la région luchonnaise, qui, avec Bernard
Ursule et un homme de Luz nommé Pierre Sanie, accompagnèrent,
en qualité de guides, l'officier russe de Tchihatchefl et le botaniste
Albert de Franqueville, lorsque ces explorateurs firent la première
ascension du Pic d'Aneto, le 20 juillet 1842.
2. Quelques Luchonnais sont persuadés qu'il existe une galerie
souterraine conduisant directement au fond du puits, c'est-à-dire à la
mine d'or. L'entrée de cette galerie, que plusieurs individus ont vai-
nement tente de retrouver, aurait été murée et la végétation empê-
cherait d'en découvrir la trace.
3. Cette corde avait 200 empans. L'empan valait 8 pouces; il fallait
4 empans et demi pour faire un mètre.
DE BAGNÈRES-DE-LUC110N AUX MONTS-MAUDITS. '(3
doute de touroyer sur lui-même en tous sens, croyanl
trouver le sol solide sous ses pieds, Marquizeau lâcha la
corde. Le puits était profond et le malheureux fut lancé
dans le vide. Il poussa un cri terrible; ses compagnons
épouvantés entendirent encore, pendant quelques instants,
les gémissements du pauvre Marquizeau, puis un grand
silence se fit...
Cependant tout n'était pas encore fini pour Marquizeau.
Par un hasard providentiel, il avait rencontré dans sa
chute une saillie rocheuse, et il y était resté suspendu
comme par miracle. Lorsque la première émotion fut
calmée, il se ressaisit et se mit de nouveau à appeler à
Uaide.
Ses cris désespérés glaçaient ses compagnons, mais
que faire? L'abîme était profond et la corde trop courte;
menacé d'être enterré vivant, Marquizeau n'avait plus qu'à
mourir.
Affolé, perdant la tète, Argarot voulut fuir pour se sous-
traire à ce spectacle terrifiant; mais Tajan, chasseur intré-
pide et résolu, ne lui laissa pas le temps de faire un pas.
Saisissant brusquement son fusil, il mit en joue son ami
et lui dit: Et que bou/jo qu'éit mort (celui qui bouge est
mort). Puis, montrant le gouffre d'un geste énergique, il
ajouta : <• Marquizeau est là, il faut le retirer. Nous sommes
venus quatre, quatre nous reviendrons ou nous périrons
tous avec lui. »
Pendant ce temps les affres de la mort torturaient le
malheureux Marquizeau qui, désespérément cramponné
au rocher, entendait gronder sous ses pieds, à une assez
grande profondeur, un torrent invisible
D'en haut, ses amis tachèrent de faire parvenir jusqu'à
lui quelques paroles d'espérance et, sans tarder, ils se
mirent à l'œuvre pour essayer de le sauver. Nato, bientôt
suivi de Tajan, descendit en s'accrochantaux aspérités de
la paroi rocheuse, et tous deux finirent, après des efforts
ii COURSES ET ASCENSIONS.
inouïs, par atteindre l'entablement d'une petite corniche
située en contre-bas de l'orifice du puits. Bien que de cet
endroit la distance qui les séparait de Marquizeau fût
notablement diminuée, la corde était encore trop courte.
Ils la dédoublèrent, sur une certaine longueur, et, au
risque de la voir se rompre sous le poids du fardeau
humain qu'il fallait remonter, ils ajoutèrent les torons
bout à bout.
Cette fois, les brindilles de chanvre arrivèrent enfin jus-
qu'à la victime. Marquizeau les saisit avec toute l'énergie
du désespoir, et, quelques minutes après, il était hissé
jusqu'au bord de l'abime.
L'émotion éprouvée par ces hommes, habitués cepen-
dant à tous les dangers de la montagne, avait été si vio-
lente, qu'ils revinrent à Luchon en courant comme des
fous et sans échanger une seule parole.
La légende de l'or était encore trop vivace dans le pays,
pour que ce dramatique événement ne lui donnât pas un
nouveau regain de popularité. Racontée avec ce luxe de
détails dont les Méridionaux sont parfois si prodigues,
l'ancienne légende était bien faite pour piquer la curiosité.
Aussi n'était-il pas un étranger en villégiature à Luchon
qui ne manifestât le désir d'aller voir la fameuse mine
d'or. Mais ceci ne satisfaisait les guides qu'à moitié. Pour
aller de Luchon au gouffre de la Forcanada, c'est-à-dire
au véritable Agujero del Toro, et en revenir dans la même
journée, il faut compter, au minimum, de quinze à dix-
huit heures de marche effective, soit vingt à vingt-deux
heures avec les arrêts, si l'on ne veut coucher en route.
Afin d'obvier à ce désagrément, on dit que les guides
bichonnais se souvinrent fort à propos qu'un de leurs de-
vanciers, né sans doute, comme eux, non loin des bords de
la Garonne, avait eu depuis longtemps déjà l'idée géniale
de baptiser le gouffre du Plan Ayguallud « Trou du Toro ».
DE BAGNEHES-DE-LUCIION AUX MONTS-MAUDITS. }5
Par ce moyen la course se trouvait raccourcie de cinq
bonnes heures.
La supercherie réussit à merveille, et, voilà plus d'un
demi-siècle, chaque fois qu'un voyageur veut aller au
« Trou du Toro », qu'on le conduit imperturbablement au
Plan Ayguallud. A l'heure actuelle, il n'est peut-être pas
un alpiniste, pas un géographe, pas un écrivain, y compris
même la plupart des guides, qui ne soient persuadés que
le véritable «Trou du Toro» est réellement situé au pied de
la Maladeta.C'eslainsi, dans beaucoup de cas, que secréent
les légendes et les erreurs persistantes de la géographie.
Je ne recommencerai pas la description de ce gouffre
célèbre du Plan Ayguallud, que l'on trouvera dans notre
dernier Annuaire 1 , et je dirai simplement que, pendant
que mes hommes préparaient le campement pour la nuit,
je m'apprêtais à recommencer une uouvelle série d'expé-
riences pour voir s'il était possible, cette fois, de déter-
miner le point de sortie des eaux qui disparaissent au
Trou du Toro.
Au lieu d'employer de la fuchsine, comme l'an passé,
j'avais fait provision cette fois d'une assez forte dose de
Iluorescéine, colorant très puissant, analogue, pour ne pas
dire semblable, à celui qui, sous le nom d'uranine, a
donné de si bons résultats à M. le professeur G. Marinelli,
de Florence-, ainsi qu'à MM. G. de Agostini et Ûlinto Ma-
rinelli 3 , et à notre ami, M. E.-A. Martel '.
1. Emile Belloc, Les sources de la Garonne. [Annuaire du Club
Alpin Français, Paris, 1896.)
2. G. Marinelli, Veterminazione di correnli sotterranee a mezzo <li
sostanze coloranti. Venezia, 1894.
3. G. De Agostini e Olinto Marinelli, La comunicazione sotterranea
fnt il can. d'Amie lu Pollaccia, 1894.
in.. Studi idrografici nella valle superiore délia Turrile Secca nelle
Alpi Apuane, in « Rie. Geogr. Uni. » dir. da G. Marinelli, maggio
1894.
i. E.-A. Martel, Sur la contamination de lu source de Sauve {Gard) .
4(i COURSES ET ASCENSIONS.
En outre, j'avais fabriqué, tout spécialement pour cette
expérience, une centaine de flotteurs, peints aux couleurs
franco-espagnoles, afin d'attirer l'attention de ceux qui
les apercevraient, après l'accomplissement de leur trajet
souterrain. L'enveloppe en liège de ces flotteurs renfer-
mait un tube en verre, hermétiquement bouché, à l'inté-
rieur duquel une carte postale, soigneusement roulée,
avait été préalablement introduite.
Les deux faces de la carte postale portaient, d'un côté,
mon adresse et, de l'autre, une note très brève, imprimée
en espagnol et en français.
Pour rendre ces lièges flottables à différentes profon-
deurs, j'avais eu le soin de les lester, inégalement, à l'aide
de fragments de tubes de plomb. Ils furent jetés à l'eau
et je ne quittai la place qu'après les avoir vus disparaître
sous terre.
Que sont-ils devenus?... Sont-ils enfouis pour jamais
dans les entrailles du sol, ou reparaîtront-ils un jour à la
lumière? L'avenir nous l'apprendra... peut-être. En atten-
dant, je serai très reconnaissant à toute personne qui
trouverait un ou plusieurs de ces petits appareils, de vou-
loir bien mettre à la poste la carte postale, après y avoir
inscrit tous les renseignements qui lui paraîtront utiles.
Je ne dois pas quitter le Trou du Toro sans dire que le
fond du gouffre s'était profondément modifié depuis ma
dernière visite ; les inondations de la fin du printemps
dernier l'avaient en partie bouleversé. La petite nappe
limpide qui baigne le pied de la falaise transversale ', sous
laquelle les eaux disparaissent, était encombrée d'une
énorme quantité de matières alluviales. Le courant prin-
Omuptes Rendus des séances de l'Académie des Sciences, 20 no-
vembre 1891.
1. Cette falaise verticale mesure, en chiffres ronds, trente mètres
de hauteur au-dessus du fond du gouffre, à sa partie la plus élevée.
DE BAGNERES-DE-LUCIÎON AUX MONTS-MAUDITS. i~
cipal avait changé de direction; il s'était infléchi vers
l'Ouest, et une partie des eaux pénétrait directement sous
le sol, par des excavations récemment creusées en forme
d'entonnoirs dans le plafond du petit lac. Quant à la vieille
tige de pin qui m'avait servi de point d'appui, deux ans
Entrée de la Grotte de l'Escaleta del Plan Ayguallud.
Reproduction d'une photographie de M. Emile Belloe.
avant, pour examiner le puits naturel creusé dans cette
falaise, elle avait été emportée par la tourmente.
A l'extrémité méridionale du Plan Ayguallud, on aper-
çoit l'entrée d'une grotte que j'avais formé depuis long-
temps déjà le projet de visiter. L'entrée de cette grotte,
située à 2,120 mètres d'altitude, est placée au milieu d'un
escarpement calcarifère appelé l'Escaleta. L'accès en est
peu commode, car elle débouche dans une espèce de cou-
■iS COURSES ET ASCENSIONS.
loir, bordé de roches schisteuses très abruptes et peu so-
lides, dont la partie inférieure tombe à pic, dans le lit du
torrent qui sépare les soubassements du Pic de los Bar-
rancos (2,650 met.) de celui de Poumèro (-2,736 mot.).
Comme cette excavation a été creusée par un ancien tor-
rent qui tombait en cascade à cet endroit, le meilleur
moyen pour y pénétrer est de monter d'abord le lon^ des
marches grossières de l'Escalela, un peu plus haut que la
plate-forme qui précède l'ouverture.
11 ne reste plus alors qu'à longer la rive gauche du cou-
loir, en se cramponnant des pieds et des mains aux pe-
tites aspérités du rocher, pour descendre jusqu'à l'entrée
qui se présente sous la forme d'un arceau très irrégulier,
d'environ sept mètres de hauteur. A peine franchie, la
voûte s'abaisse brusquement et l'on se trouve en présence
de deux petites ouvertures accolées donnant accès dans
une galerie unique qui se dirige du Nord-Ouest au Sud-Est.
Le sol de cette galerie est encombré de gros débris ro-
cheux au milieu desquels la marche est assez difficile. En
la parcourant, j'ai relevé quelques puits naturels de faible
diamètre et plusieurs couloirs secondaires, inclinés sur
l'horizontale de 39 à 50 degrés, et dirigés presque tous du
Nord-Est au Sud-Ouest, c'est-à-dire perpendiculairement
à l'orientation générale de la galerie principale.
Prenant la tête de la petite colonne, pour inspirer con-
fiance à mes compagnons, peu familiarisés avec ce genre
d'« alpinisme à rebours », — comme le disait récemment
un de nos plus éminenls collègues, M. Noblemaire, en ré-
pondant à une charmante allocution de notre Président,
M. Ch. Durier ', — nous suivîmes cette galerie sur une
longueur d'environ '200 mètres, jusqu'à l'endroit où elle
devient si étroite qu'un homme ne peut presque plus
y avancer.
1. Bulletin Mensuel du Chili Alpin Français, n° 12, décsmbro ÎS'JT,
p. 3S5.
I)E BAGNÈRES-DE-LLT.HON AUX MONTS-MAUDITS. 19
La tradition populaire veut cependant qu'un tout jeune
pâtre se soit un jour glissé le long de l'étroite ouverture.
Après avoir rampé sur le sol pendant un certain temps,
l'enfant déboucha, dit-on, dans une salle immense, dont
le plafond, élevé à perte de vue, était soutenu par trois
énormes colonnes de marbre blanc. Au centre de l'édifice -
se trouvait une vaste table de pierre sur laquelle tout
semblait préparé pour quelque festin de géants.
Quoi qu'il en soit de cette histoire plus ou moins véri-
dique, et sans chercher à savoir si les habitants fabuleux
de ce sombre séjour, courroucés par notre présence,
avaient déchaîné contre nous la tempête, il soufflait par
ce trou terminal un vent glacial et tellement violent, que
ce fut sans lumière, à tâtons et au risque de nous rompre
le cou, qu'il fallut opérer la sortie.
Courrége m'avait suivi pas à pas: quant à Francisquét,
il était fort peu rassuré par cette pérégrination souterraine.
En arrivant à une espèce de carrefour où la pluie tombait
comme dans la rue, il hésita et prit ses dispositions pour
revenir en arrière, tandis que nous continuions notre
marche en avant. Resté seul au milieu d'une obscurité
profonde, n'osant risquer un mouvement de crainte de
tomber dans un puits, le pauvre diable poussait des gé-
missements lamentables. Au retour, nous le trouvâmes à
la môme place, plus mort que vif, recevant sur la tète
l'eau d'une petite cascade qui tombait directement de la
voûte, et trempé jusqu'aux os.
Depuis notre entrée dans la grotte de l'Escaleta, le jour
avait considérablement baissé ; lorsque nous sortîmes,
l'ombre crépusculaire estompait déjà les dentelures si-
nueuses de la crête frontière. Ce fut en hâte que nous
nous dirigeâmes vers notre campement, sans nous attar-
der à contempler l'admirable tableau que formaient, au
milieu d'un clair-obscur bleuâtre et vaporeux, les Monts-
4
50 COURSES ET ASCENSIONS.
Maudits, dont les cimes et les glaciers brillaient faible-
ment encore, sous les reflets presqu'éteints du soleil
couchant.
Notre frugal repas du soir absorbé, je laissai à mes
hommes le soin d'aller cueillir les branches de pin qu'ils
devaient étendre sur la terre nue pour former notre
couche, et je me dirigeai seul vers le Trou du Toro. En
me rendant au fond du gouffre, à cette heure tardive, mon
but était de jeter dans le torrent le nouveau colorant que
j'avais préparé d'avance.
Instruit par les expériences du D r Forel et du D r Gol-
lier ', du professeur G. Marinelli 2 et par celles plus ré-
centes de MM. Martel et Viré ' , je savais que les rivières
souterraines circulent parfois avec une extrême lenteur.
C'est pourquoi je voulus immerger la fluorescéine pendant
la nuit, alin que les observateurs placés aux Goueils de
Jouèou, où les eaux du Plan Ayguallud viennent sourdre,
dit-on, eussent la journée tout entière du lendemain pour
leurs observations. Mais, encore une fois, comme le 7 sep-
tembre lX'Ui, aucun phénomène de coloration ne fut
aperçu, pas plus aux Goueils de Jouèou que dans l'Ësera.
Le problème irritant du cours souterrain des eaux qui
disparaissent au Trou du Toro n'est donc encore qu'à
moitié résolu. Tout le monde parle d'une expérience soi-
disant décisive faite, il y a déjà longtemps, au moyen de
sciure de bois. J'ai questionné à ce sujet un grand nombre
de montagnards, j'ai consulté la plupart des documents
écrits sur le pays, sans avoir rien appris qui puisse justi-
fier cette assertion, sans que personne ait pu me dire
1. Forel et (jollieh. Coloration des eaux de l'Orbe. (Arch. d. Se.
phijs. et nul., t. XXX, 1893, p. 466 à 468.;
-. G. Marinelli, Determinazione di correnti sollerranee a mezza
di soslanze coloranti. Venezia, 1894.
3. Comptes rendus des séances de la Soc. de néogr., 1897, p. 416-
421.
DE BAGNÈRES-DE-LUCUON AUX MONTS-MAUDITS. 51
d'une façon absolue, par qui, quand et comment cette pré-
tendue expérience aurait été effectuée.
Dans ces conditions, à moins de preuves contraires, me
basant sur les faits géologiques et stratigraphiques per-
sonnellement observés, je crois pouvoir persister dans
ma première hypothèse, à savoir : que les eaux du gla-
cier d'Aneto et de la Maladeta, de même que celles de la
haute région de l'Ésera, apportent probablement leur tri-
but à la Méditerranée et non pas à l'océan Atlantique.
Du Plan Ayguallud, je me proposais de remonter vers
la partie orientale des Monts-Maudits, que j'ai maintes
fois parcourue ; malheureusement le mauvais temps vint
contrarier mes projets d'ascension. C'est donc en partie
à l'aide des observations recueillies au cours de mes pré-
cédents voyages que je vais brièvement terminer ce
récit.
Malgré de gros nuages noirs, ou plutôt d'un gris sale,
qui encapuchonnaient dès l'aurore les sommets de la
crête frontière, le lendemain matin je repris le chemin du
massif splendide dont le Pic d'Aneto, entouré de la Mala-
deta, de las Salenques, delasMouillèrés,des Poueys, etc.,
forme le point le plus élevé. Le voyageur enthousiaste ou
seulement curieux des choses de la montagne ne saurait
rêver, dans les Pyrénées, et même dans les Alpes, une
région plus sauvage, plus belle, et où les oppositions
soient plus frappantes. Pour en donner un aperçu je vais
parcourir rapidement, en sens contraire, une partie du
trajet que je fis, il y a quelques années, en revenant de
Malibierna, par les lacs du Rio Bueno (-2, 250 met.), dont
les eaux coulent vers le Rio Noguera Ribagorzana '
1. Emile Belloc, Nouvelles éludes lacustres (dans les Pyrénées
52 COURSES ET ASCENSIONS.
Après avoir dépassé et laissé à gauche la grotte de l'Es-
caletta, on-s'engage dans la gorge granitique et dénudée,
qui conduit au col de las Salenques, ouvert du côté du
Sud-Est. Cette gorge, coupée de maigres pâturages, est
bordée d'escarpements abrupts aux flancs desquels, sem-
blables à des fantômes, quelques tiges de pins, nues et
rabougries, restent encore accrochées çà et là.
Si l'on veut éviter le lac de los Barrancos (2,478 met.),
ce qui est préférable, il faut prendre d'abord la rive droite
du torrent, dont on suit les sinuosités vers le Sud, pen-
dant une demi-heure environ. Puis, non loin du confluent
du ruisseau de los Barrancos et de celui qu'alimente le
glacier d'Aneto, on passe sur la rive gauche. A partir de
ce point, le chemin longe obliquement, selon une direc-
tion Sud-Sud-Est, l'immense moraine amoncelée à la base
du grand glacier du Pic Maladeta (3,312 met.) 1 et du Pic
du Milieu (3,354 met.). Ce glacier, le plus vaste de ceux
qui couvrent les Monts-Maudits, est généralement nommé
« glacier d'Aneto »; cependant, il serait plus rationnel, ce
me semble , d'appeler *> glacier de la Maladeta » celui
qui recouvre le flanc septentrional du pic de ce nom;
de qualilier « glacier Central » l'amas de glaces éternelles
que domine le Pic du Milieu; de réserver exclusivement
le nom de « glacier d'Aneto » pour celui qui enveloppe
les pentes orientales du Pic d'Aneto: et de donner enfin
à celui qui est le plus éloigné du centre, en allant vers
l'Est, le nom de « glacier des Tempêtes ».
A part quelques petites nappes de verdure, l'aridité la
plus complète règne en souveraine dans ce lieu de déso-
franco-espagnoles, Association française pour l'avancement des
sciences [Congrès de Besançon]. Paris, 18113.
1. C'est dans la grande crevasse ouverte en haut de ce glacier que
périt accidentellement le guide Barrau, le 11 août 1824. en accompa-
gnant à la Maladeta deux ingénieurs des mines, M. Blavier, et un des
fondateurs du Club Alpin Français. M. de Billy, père de notre trè-;
distingué collègue de la Direction Centrale, M. Ch. de Billy.
DE J!AGNÈRES-DE-LUCIION AUX MONTS-MAUDITS. 53
lation, où d'innombrables obstacles rendent la marche
extrêmement pénible. Nul autre bruit que celui des cas-
cades, roulant leurs eaux glaciales à travers les rochers
<|ui leur barrent la route, ne trouble le silence imposant
de ces mornes régions. Parfois un craquement sinistre,
un roulement retentissant, pareil à celui du tonnerre, ré-
veille tout à coup les mille échos de ces vastes solitudes.
C'est une crevasse qui brusquement vient de s'ouvrir dans
un glacier, c'est un pan de montagne qui croule avec fra-
cas...
Avant d'atteindre une sorte de ravin, au milieu duquel
il faut passer, le torrent doit être de nouveau traversé.
En face, à 2,i7X met. de hauteur, s'ouvre le col de los
Barrancos, où l'on arrive quelques instants plus tard. De
ce col, en obliquant au Sud-Ouest, on peut monter au
sommet du Pic d'Aneto, en quatre heures. Mais, soit que
l'on veuille passer directement par le Dôme, pour reprendre
la route ordinaire de la Rencluse au Pont de Mahomet;
soit que l'on se propose, en faisant un détour vers l'Ouest,
de rejoindre le même chemin, par le petit lac de las Co-
ronas ', il faut toujours gravir le glacier d'Aneto.
Du col de los Barrancos, une courte descente conduit
au milieu d'un vaste cirque encombré d'un enchevêtrement
chaotique d'énormes blocs de granité. On côtoie d'im-
menses parois de roc vif, bosselées, pelées, tordues, éven-
trées de toutes parts, du haut desquelles, à de certains
moments, les glaciers mitraillent, de leurs déjections
morainiques, les rares voyageurs qui osent se risquer
dans ces parages. Cette falaise supporte un superbe gla-
1. Ce petit lac de Las Coronas (3,173 met. d'altitude), qui est proba-
blement le plus élevé des Pyrénées, et que les Français appellent
Lin- Coroné (?), ne doit pas être confondu avec le véritable lac de las
Coronas, situé sur le versant Sud du Pic d'Aneto, qui l'ait partie du
groupe des Lacs glacés d'Eriuell. (Voir mesNouvelles éludes lacustres
;/"<■. cit.), page 15 du tirage à part.)
54 COURSES ET ASCENSIONS.
cier que dominent les muraillemenls formidables de la
Crête et du Pic des Tempêtes (3,289 met.), dont la pre-
mière ascension fut faite par M. le comte H. Russell, le
21 août 1X77 J La Crête des Tempêtes, que le temps, cet
infatigable niveleur de toutes choses, use et désagrège
sans cesse, élève ses sinistres à-pics à plus de 500 mètres
au-dessus du glacier et profile ses dentelures à une hauteur
d'environ 3,200 mètres, sur une longueur de plus d'un
kilomètre.
Pour traverser le cirque et regagner la différence de
niveau entre le col de los Barrancos et celui de las Sa-
lenques 2 (2,801 met.), l'ascension est longue et pénible. Au
Nord-Est de ce triste passage se dresse fièrement le Pic
de las Salenques (2,994 met.).
Ce sommet dénudé, d'où l'on jouit d'un des plus beaux
panoramas de montagnes que l'on puisse imaginer, est ce-
pendant fort délaissé 11 lui manque, il est vrai, une
quinzaine de pieds pour atteindre les trois mille mètres
réglementaires que doivent avoir tous les pics qui se res-
pectent, aussi est-il généralement dédaigné par les
alpinistes militants, qui craindraient, sans doute, d'être
disqualifiés par leurs collègues s'ils avouaient l'avoir
gravi.
Du haut de cette cime, le regard plane sur d'effroyables
solitudes et domine des abîmes qui paraissent sans fond.
En voyant ces pics géants fracassés par le feu du ciel,
écimés par les ouragans ; en contemplant ces masses gra-
nitiques et ces gorges sauvages, ensevelies sous des
monceaux de ruines que les ruissellements météoriques
désagrègent sans cesse, l'homme se sent petit, et s'il
n'éprouve pas une émotion profonde, en face d'un aussi
1. Comte Russell, Exploration du Sud-Est du Sud du Néthou. [Ann.
du Club Alpin Français, XIV» année, 1877, p. 1 et suivantes).
1. Il est probable que M. Packe et M. Mathews ont été les premiers
alpinistes qui aient traversé, en 1864, le Col de lus Salenques.
DE BAGNÈRES-DE-LUCHON AUX MONTS-MAUDITS. 55
sublime spectacle, c'est que la sensibilité est à jamais
éteinte dans son cœur.
En présence de ces colosses de pierre entassés pêle-
mêle comme des morts vaincus tombés sous le fer homi-
cide de quelque impitoyable ennemi, on se demande
quelle devait être l'attitude primordiale de ces orgueil-
leuses montagnes, avant que leur décrépitude eût com-
mencé. Les Alpes, plus jeunes que les Pyrénées, onl
probablement conservé une hauteur plus voisine de leur
élévation originelle; mais, comme les Cévennes et les
Vosges, comme tous les reliefs existant à la surface du
globe, elles subissent et subiront encore cette loi fatale,
inéluctable , d'aplanissement qui bouleverse et remanie
sans cesse l'écorce terrestre.
Si l'on considère les chaotiques amoncellements qui
encombrent de leurs débris colossaux les hautes vallées
pyrénéennes , l'incommensurable quantité de matière allu-
viale journellement déposée clans les régions sous-mon-
tagneuses et dans les plaines, et celle non moins immense
entraînée par les fleuves jusqu'au sein des mers, on peut
concevoir, approximativement, l'élévation que devait
avoir la chaîne pyrénéenne aux époques géologiques.
C'est pourquoi il est permis d'affirmer que les Pyrénées
d'autrefois devaient être au moins aussi hautes que les
Alpes de l'époque actuelle.
Le panorama' ci-joint, dessiné par M. Slom d'après les
photographies de notre intrépide collègue M. Maurice
Gourdon qui a bien voulu mettre à ma disposition les
cinq magnifiques épreuves photographiques qui le com-
posent, me dispensera de toute autre description. Je dirai
donc simplement que de nul autre point la vue desMonts-
1. Cette vue panoramique a été prise par M. Maurice Gourdon, Je
la crête qui va du Pic de las Salenques à celui de los Barrancos, le
14 août 1894.
,'ili COURSES ET ASCENSIONS.
Maudits n'est aussi saisissante que du haut de la crête
qui relie les pics de los Barrancos, de las Salenques et de
las Mouillèrés.
Ici, tout est contraste. A ses pieds, le voyageur émer-
veillé aperçoit, dans un désordre inextricable, un véritable
océan de granité, formé de blocs de dimensions effrayantes.
Vers l'orient, la vue se repose agréablement sur des pâ-
turages du vert le plus tendre, entourés de noires forêts
de sapins; et au delà de la magnifique vallée del Noguera
Ribagorzana, limite de l'Aragon et de la Catalogne, on
distingue, dans un lointain lumineux, se détachant nette-
ment sur un fond d'azur chaud et vibrant, lecùne neigeux
du Montarto-des-Aranais.
Vis-à-vis, droit au Sud, s'élève, à 3,204 met. d'altitude,
le sommet du Pic Russell précédé par la Crète des Tem-
pêtes aux parois de laquelle la neige ne peut s'accrocher,
et dont les escarpements fantastiques laissent voir une
énorme échancrure, brèche sans nom, jamais foulée sans
doute par aucun être humain.
Enlin, pour compléter ce panorama grandiose, on peut
contempler dans leurs moindres détails, et resplendissant
sous un soleil parfois brutal mais toujours admirable, les
glaces éternelles et les puissants reliefs de los Montes-
Malditos qui environnent le Pic d'Aneto, point culminant
des Pyrénées, comme une garde d'honneur entoure son
drapeau.
Emile Belloc,
Délégué de la Section des Pyrénées Centrales,
prés la Direction Centrale du Club Alpin Français.
I'.iris. — Typ. Chamerot et Renouurd, 13, rue de* Saints-Pères. — 3G1U.
Contreforts du Pic de
las Salenques
Pic Russell 3 2o<t M s Crête des Tempêtes
Crête de las Salenques
Col de las Salenques
28oi M"
Pic des Tempêtes 3 28g M s Pic d'Aneto 3 <k
Brèche des Tempêtes
Pont de Mahomet Pic Central ou Pic du Milieu Pic de la Maladctta.
Dôme d'Aneto 3 35itlVl s 3 3,i2M?
Phot par M ce Gourdon ic
PANORAMA DES MONTS MAUDITS , FACE NORD- ES
Dessin de A SI
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Date Due
Demco 293-5
s